[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction , Action
Status : Terminée
Note :
Chapitre 27
Publié le 18/01/13 à 08:52:09 par Gregor
2.
— Transmissions avec la Terre ?
— Établies, mon capitaine.
— Parfait.
Ultime saut, à peine plus qu'un tressautement dans la trame du temps. Nous nous trouvions aux abords de Saturne, et doucement, le cortège ralentissait sa vitesse. Une dizaine d'heures nous séparait encore de la surface de la Terre. Une dizaine d'heures qui n'étaient rien de moins qu'un gouffre difficile à supporter pour chacun à bord. Une tension animait l'air, identique et pourtant plus subtile que celle qui avait couru sur Alioth. Les hommes se détendaient, comme si une grosse tempête avait secoué les vaisseaux, qu'une chance improbable nous avait sauvé. Une dizaine d'heures, trop longues, trop paresseuses, qu'il fallait meubler du mieux possible. Après quoi, tout ce petit monde serait libéré pour quelque temps de contraintes militaires.
Les holos glissaient paresseusement d'un visuel à un autre. Les radios grésillaient, tandis que les premiers mots de la Terre nous parvenaient, nous souhaitant la bienvenue dans le système solaire. Les officiers en charge des communications entamèrent d'échanger des données aussi banales que techniques, malheureusement indispensable à la bonne marche de notre voyage. Je décidai d'attendre encore un peu pour contacter l'état-major.
Aussi curieux que cela puisse paraître, j'étais totalement incapable de prévoir la suite des événements. Je devais aller sur Alioth, on ne m'avait pas spécialement préparé à en revenir. Quelque part en moi, j'avais le sentiment cuisant d'être un survivant malgré moi. Comme dans un mauvais jeu, on avait, d'une façon certaine, parié sur le fait que je pouvais disparaître. Pas à cause d'une mauvaise manipulation, d'un sabotage quelconque ou d'un acte de malfaisance de la part d'un confédéré. Non. Plus perversement, on avait sans doute prévu qu'un tir accidentel de la part des races xénophiles que nous pourrions aborder puisse me porter préjudice. Partir, ne pas revenir. Sensation en coup de poignard, qui s'envola aussi rapidement qu'elle était venue, me laissant pantelant, fatigué, presque usé.
— Müller, faites savoir que je resterais dans mes appartements jusqu'à la mise en orbite, sauf cas de force majeure. Mes canaux restent ouverts.
— Bien reçu mon capitaine, répondit l’intéressé.
Ma cape glissa sur le sol métallique, ne laissant de moi qu'un bruit étouffé et doux, un courant d'air et le claquement sec de mes pas.
On frappa à la porte. Avec lassitude, je reconnus la gestuelle douce de Flinn. J'avais totalement oublié ce que je pourrais faire de lire en arrivant sur Terre. Le laisser aux bons soins de Cyrill était la solution la plus simple, mais sans aucun doute, la plus difficile. La confiance mutuelle durement acquise risquait de souffrir d'une absence trop prolongée. Je pariais sans grand risque sur la probabilité d'une absence de plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois, loin de Civimundi et de ses préoccupations militaires. La question devrait néanmoins être soldée avant les quelques heures nous séparant du Très Saint Magister. Après quoi, il serait trop tard pour y réfléchir.
Flinn ouvrit la porte lorsque je lui indiquai d'entrer.
— Maître ? Risqua-t-il.
— Oui, Flinn ?
— Maître, nous arrivons sur Terre dans quelques heures.
— Je le sais. Merci de me rappeler une évidence.
Il sourit discrètement.
— je n'ai jamais été doué pour introduire une conversation, maître.
— Moi non plus. Alors viens-en au fait.
Il inspira profondément, me fixa avec insistance, avant de détourner les yeux vers le sol moquetté de la pièce.
— Que va-t-il se passer pour mon père et pour moi, là bas, maître ?
— Une question à laquelle je n'ai pas encore la réponse, Flinn. Je suppose que ton père rejoindra des cybernautes et un certain nombre de scientifiques qui n’attendent plus que de décortiquer le savoir que les peuples d'Alioth ont accumulé pendant des millénaires.
— Ils ne perdent pas de temps…
— Non, et il serait dommage de se priver de ce que vous nous apportez en dot.
Nouveau sourire, plus franc.
— Et moi, maître ? Vais-je devoir suivre mon père ?
— de qui es-tu le disciple ? De ton propre père ou bien de moi ?
Il sembla rougir.
— La question était stupide, veuillez m'excuser…
— Les excuses sont inutiles. Combien de foi devrais-je le répéter ?
— Une fois de trop, sans doute, maître.
Nous nous regardâmes. Je réprimais un rire trop naturel, il en fit de même.
Une évidence m'assaillit.
S'il devait rester dans les lignes dures de la Confédération, plus particulièrement au sein de la Palais, il ne se passerait pas plus d'une dizaine de jours avant qu'on le convertisse. Malgré toute la loyauté et l'amour sincère que j'éprouvais pour le Très Saint Magister, je pouvais aisément comprendre qu'il voit d'un œil sceptique, sinon suspicieux, la présence d'un jeune xéno à mes côtés. Un élève qui plus est, loin des contingences habituelles qui pouvaient régir ce type de relation formelle. Après avoir brisé Flinn, il aurait été cruel de le laisser être détruit à nouveau, avant son terme. L'outil qu'il représentait était bien trop précieux pour filer entre de mauvaises mains. Alors, avec une évidente satisfaction, je lui répondis.
— Mon disciple ne saurait servir ailleurs qu'à mes côtés. Même si le major Beik serait bien meilleur que moi, je doute que ta présence l'enchante franchement. Sa patience a des limites, malgré ce qu'il laisse à croire…
— Devrais-je partir avec vous, maître ?
— Partir où ? Je ne sais pas ce que je vais faire de mes prochains jours. Si le Très Saint Magister me l'accorde, je rencontrerais ma femme. Et même si je t'apprécie Flinn, ma vie privée a ses propres limites.
— Autrement dit…
— Fais toi discret et tout ira bien, coupai-je. Ne parle pas, ne te fais pas remarquer, et je m'occuperai de toi.
Il inclina discrètement la tête.
— Je ferrais de mon mieux, maître.
— Je n'en attendais pas moins de mon élève.
La mise en orbite fut un cérémonial routinier, consistant en manœuvres de précisions, jets de plasma bleutés illuminant l'espace, échanges de communications avec la Terre, et attentes interminables. Oscillant à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres par heures, l'Aube et son cortège semblable à un essaim patienteraient ici jusqu'à une hypothétique mission future.
Les navettes furent l'objet d'attention des milliers de personnels présents. Dans un ordre troublé par quelques éclats de voix, les soldats du rang embarquaient en tête. Avec la grâce d'un ballet réglé au millimètre, les vingt engins présents dans le hangar s'arrachèrent les uns après les autres au plancher qui tremblait sous leurs poussées, se dirigeaient vers l'ouverture béante.
Il fallut une heure et demie supplémentaire avant qu'elles ne reviennent. Avec un respecte sincère, un des opérateurs du hangar m'indiqua le véhicule qu'on m'avait assigné. À ma demande et à la plus grande surprise générale, j'avais décidé que je piloterais moi-même, seul, assisté d'un éventuel volontaire. Comme je m'y attendais à la suite de cette petite mise au point, personne ne se désigna. J'en concluais que Cyrill serait bien assez apte pour assumer cette tâche.
Je montai en premier, suivi de Cyrill , et de Flinn. Ce dernier 'installa aussitôt dans un siège à l'arrière du cockpit, se sanglant avec une rapidité qui n'égalait que son efficacité. Une peur tenace lui nouait les tripes, et je lisais dans ses yeux autant d’excitation que d'angoisse.
— Ça va aller, Flinn.
— Je n'en doute pas, maître.
La réponse était purement formelle. Rien dans son attitude ne changea.
Cyrill , quant à lui, affichait une sérénité qui contrastait fortement. Il s'installa dans son siège et se laissa presque poster avec légèreté par les mécaniques qui scellaient son corps à la navette. Des points d'attache maintinrent ses chevilles et ses poignets, tandis qu'un câble surgit du haut du fauteuil lui harnacha le crâne. Il sourit, et me regarda.
— Gregor, tâche de ne pas nous tuer.
Je lui rendais un sourire forcé. La même procédure s’initialisa lorsque je glissai dans mon siège.
— Je ferrais ce que je peux. Et si j'échoue, tâche de ne pas m'en tenir rigueur.
— Je suis très rancunier…
Il fit mine de boucler, je ne pus réprimer un rire franc, qui ricocha sur les parois qui nous entouraient.
La gravité nous aspira avec force. Lorsque la stratosphère vint à notre rencontre, un panache de flammes incandescentes nous entoura, allumant un braiser intense face à nous, à la naissance du métal et du verre. La couche nuageuse que nous surplombions prit des teintes infernales, et un grondement sinistre remua toute la structure de la navette.
Flinn serrait les poings. Malgré le ronflement ambiant, je percevais parfaitement le bruit caractéristique qui animait son armure. Je n'avais pas besoin de me retourner pour imaginer son état de tension. Regarder vers le sol et sentir les secousses violentes me permettait de l'entrevoir sans peine.
Cyrill n'avait pas bougé d'un iota. Il avait simplement fermé les yeux, souhaitant ne pas regarder. Je ne croyais pas qu'il eut été encore gêné par ce genre de manœuvre, mais il préférait se détacher de ce genre de contingence. Comme un costume bien moulé, son rôle d'Inquisiteur froid reprenait sa place. Lorsque nous nous poserions sur la surface plane et lisse du spatioport de Civimundi, il aurait achevé de retrouver une place tangible dans ce monde. Basculement ou retournement, il passait de l'air des apparences à l'eau profonde de sa propre réflexion sans briser le miroir double qu'était sa conscience. Membrane fragile qui s'agitait sous les tressautements ambiants, elle reflétait des réalités divergentes. Savoir laquelle était plus vrai qu'une autre n'avait aucun sens. Ma mission n'était pas ici.
Aussi brusquement que le flot de flamme s'était embrasé autour de nous, il disparut dans un silence assourdissant. Cyrill rouvrit les yeux, Flinn se détendit. La surface se rapprochait, et on pouvait clairement distinguer les circonvolutions éthérées des nuages qui barraient notre vision.
La nuit était tombée sur Civimundi. Une pluie récente avait durablement humidifié l'atmosphère, et transformé le béton du spatioport en un miroir gras où se reflétaient les lueurs des vaisseaux et de la ville. Près de deux mois s'étaient écoulés depuis notre départ, et malgré les effets relativistes corrigés, je me sentais en disharmonie avec cette ambiance. L'été avait fleuri comme un bouquet de mauvaises fleurs, des ronces et quelques orties qui me serraient la gorge avec une force improbable. L'air chaud balayait le tarmac par à-coup, faisait voleter ma cape. J'observais d'un regard circulaire les alentours. Hormis les bruits réguliers et vitaux comme les battements d'un cœur qui animait le site, rien ne troublait la quiétude de la nuit. À deux heures, au cœur de celle-ci, la rigueur du décalage apparaissait plus douce, presque acceptable. Sans cet aiguillon qui piquetait mon esprit d'un sentiment de culpabilité naissant, le retour aurait été parfait.
Je franchissais les deux cents mètres me séparant du premier bâtiment. Cette fois-ci, personne ne s'amusa à contrôler qui que ce soit. La structure nous était réservée depuis de longues heures, et les seules réponses que nous reçûmes furent les saluts militaires, une haie d'honneur tout aussi formelle, et quelques poignées de main avec le haut officier en charge du spatioport. Lorsqu'il me reconnut, il ne put que réprimer une pointe de fierté, non sans regret.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Lieutenant-colonel Menghi ?
Rien de tout ça n'était naturel. Nous trichions dans un jeu de dupe consistant à recueillir le plus d'informations sur l'autre en un temps raccourci, par le biais du Rezo. À plus grande surprise, aucun de nous ne gagna. Il se contenta de hocher la tête en grognant, me faisait comprendre sa fatigue d'être resté ainsi à m'attendre. Dès que j'avais posé pied à terre, je n'étais plus que son subordonné, aussi lui emboîtai-je le pas sans discuter lorsqu'il s'éloigna vers le bâtiment.
— Capitaine Mac Mordan, le Très Saint Magister m'a fait savoir que vous serez escorté jusqu'à la Palais, où une cérémonie en votre honneur est organisée.
— En mon honneur seulement ?
— Les autres hauts officiers de la mission y sont bien entendu invités, répliqua-t-il froidement.
Une réprimande de la part d'un adulte, une suffisance crâne, et une triste eau de toilette. Non content d'exprimer sa mauvaise humeur, il en affichait un plaisir certain, la mêlant d'un manque de savoir-vivre effrayant.
— Où est donc mon véhicule ? Répondis-je sur le même ton , froid et détaché.
Il manqua de s'étrangler, et s'empourpra.
— Par ici, capitaine, indiqua-t-il d'une voix étranglée par la surprise.
Un parcours chaotique à travers les couloirs du bâtiment nous emmena à nouveau à l'extérieur. Là, un transporteur rutilant ronflait et semblait s'impatienter de notre visite. J'y grimpais, suivi de Cyrill et de Flinn, qui avaient tous deux suivi la petite scène d'un regard intéressé. Un sourire peignait les traits de Cyrill , sans surprise, tandis que Flinn paraissait bien davantage intrigué.
— Mes hommages au Très Saint Magister, glissa le lieutenant-colonel maussade , au travers de la porte du sas.
— Je n'y manquerais pas, conclus-je.
On referma la porte avec une la force de l'habitude. Avec douceur, l'appareil s'envola dans la nuit, en laissant plus sur le sol du tarmac que des souvenirs piquant comme du vinaigre, et le contact douloureux d'un retour au réel trop rapide, trop palpable. Civimundi nous accueillit comme elle nous avait abandonnés, sans joie ni fracas.
Dans la rue, la même ambiance que sur le spatioport tenait la partie à la nuit. Nos pas raides n'avaient pour seule compagnie que le silence respectueux de nos pairs, sagement alignés de chaque côté de la rue qui bordait la Palais. Le vent soulevait par rafales les capes, tandis que les têtes fixées droites contemplaient le spectacle de notre venue. À la fois effrayé et soulagé de voir un tel accueil, j'avançai d'un bon rythme vers la seule personne pour qui cette mission n'était sans doute pas qu'une bonne nouvelle. Debout, dans des vêtements luxueux taillés avec soin, le Très Saint Magister nous ouvrait la voie. Derrière lui, la Palais scintillait de mille feux. À ses côtés, le Commandus Magnus et les Colonels adoptaient la même attitude, les mêmes atours, des capes de pourpre rehaussées au fil d'or. Détail subtil, le Très Saint Magister avait choisi d’arborer une couronne de laurier en guise de couvre-chef. La symbolique ne manqua pas de m'étonner et de susciter tout autant ma curiosité que ma méfiance. Le véritable vainqueur, sur le terrain de cette conquête, c'était lui. L'autorité ne se discutait pas, il entendait le faire savoir avec force.
J'avais pris la tête de la colonne d'officiers en charge de la mission sur Alioth. Immédiatement derrière moi, Forth et Sullivan se tenaient avec dignité, regardant à droite et à gauche, mais surtout en face. La gros des capitaines, des commandants et de toute la chaîne subsidiaire se groupait plus loin encore. Cyrill et Flinn s'y trouvaient, sans doute prêts à recevoir les honneurs qu'on voudrait bien leur accorder, avant de disparaître dans la nature jusqu'à demain. Concernant Flinn, je ne me faisais pas beaucoup d'illusions : en compagnie de son père, il représentait une curiosité improbable, déjà examiné sous toutes les coutures des troupes massées, mais aussi de tout Civimundi et de la Terre en générale. Deux êtres fascinants, intelligents, soumis au pouvoir que je portais.
En arrivant face au Très Saint Magister, quelques mètres avant d'être en mesure de m'incliner jusqu'au sol pour lui signifier ma profonde loyauté, je le vis esquisser un sourire. Je comprenais vite que m'arrêter serait la solution la plus profitable. Et comme je m'y attendais, il fit trois pas, une expression magnanime animant son visage plongé entre l'ombre et les lueurs fades qui traînaient ça et là.
— Capitaine inquisiteur Mac Mordan.
Il ne parlait pas plus fort que la faible distance l'exigeait. Mais la dureté de sa voix se répercuta dans le silence parfait de la rue. Loin, très loin d'ici, on pouvait encore percevoir le faible écho rigide que tous avaient pu entendre, comprendre intégrer. La portée des paroles serait bien plus grande que celle des images.
Ce fut pourtant en inclinant raidement la tête, puis en posant genoux à terre, que je saluais le maître de cette mise en scène somptueuse.
— Très Saint Magister Oddarick, permettez-moi de vous rapporter les richesses d'un monde nouveau, entamai-je.
— La mission fut un succès. Grâce à vous, capitaine-inquisiteur, mais aussi à tous vos hommes. Que la Confédération vous honore.
J'inclinai à nouveau la tête.
— Les serviteurs du Dieu-Machine ne méritent pas une telle attention. Servir fut notre récompense, Très Saint Magister, et notre loyauté sera notre plus beau présent.
— Relevez-vous, capitaine-inquisiteur.
J’obéissais, sans ciller. Discrètement, je fis venir Flinn. Un message envoyé sur son terminal com avait l’avantage d'être parfaitement invisible, et de ne pas troubler l'ordre apparent.
Le chef naneyë remonta silencieusement la file. Il n'en restait pas moins impressionnant. Sous la lourde cape rouge rattachée par deux fibules d'argent et frappée aux armes de la Confédération, la mécanique de son corps affichait l'insolence du génie des cybernautes. Il se concentrait sur les cent mètres qui le séparaient de ce nouveau seigneur, l’incarnation de cette force à laquelle il avait décidé de se soumettre. Cinq mètres, puis dix mètres, et puis enfin, à ma hauteur. Il me dominait d'une bonne cinquantaine de centimètres, n'apparaissant que plus clairement aux yeux de tous. Le Très Saint Magister le contempla, Inuë le fixa avec une dévotion qui rendait son œil organique humide d'émotion. Avec une raideur emplie de dignité, il posa un genou, puis un second, et porta son front au sol, à quelques centimètres des bottes du Très Saint Magister. Celui-ci le considéra avec une apparente indifférence, qu'il ne brisa qu'avec quelques mots de circonstances.
— Noble Naneyë, soit accueilli comme un frère parmi les tiens.
— Je servirais le Dieu-Machine dans la force et dans l'honneur. Le Très Saint Magister est mon maître, et j'en suis à jamais le fidèle serviteur.
Dans la bouche d'Inuë, le serment de foi résonnait d’une aura majestueuse. Je réprimais un frisson de contentement, mais les acclamations de la foule de cyborgs, d'une voix unique et violente, ranimèrent en moi des souvenirs que je n'avais pas connus.
Nous avions réussi. Nous avions apporté la preuve de notre écrasante victoire. Le trophée au pied du Très Saint Magister ne pourrait plus jamais être contesté.
— Mac Mordan, permettez moi de renouveler mes plus sincères félicitations.
Le colonel Jurdard m'avait interpellé pour la seconde fois en moins d'une heure, et je ne pus lui répondre que par un sourire las, poli, mais cruellement fatigué. La tension accumulée me faisait regretter le calme relatif de mes appartements à bord de l'Aube.
— Mon colonel, je suis vraiment désolé de ne pas avoir plus de temps à vous accorder pour le moment…
— Oh, mais ce n'est pas un soucis. Nous aurons tout le loisir de nous revoir pour un compte-rendu plus ou moins formel d'ici quelques jours. Faites également savoir au major Beik que sa présence serait souhaitable.
— Je n'y manquerais pas, mon colonel.
— Dans ce cas, je ne vais pas vous ennuyer davantage. Passez une bonne soirée.
— À vous de même mon colonel.
Je soupirais, tandis que le hall rempli par la présence de plusieurs milliers de personnes grouillait d'une vie mondaine presque choquante. La décontraction relative contrastait avec la raideur de la cérémonie qui avait vu l'intronisation d'Inuë en temps que gouverneur d'Alioth, mais aussi en temps que haut-officier au rang de commandant. Tous les officiers avaient eu droits à un échange rapide avec le Très Saint Magister, et pour certains, il était devenu difficile de se contenir et de ne pas tomber à terre face à cet homme. On devinait facilement qui avait eu l'occasion de rencontrer ce chef qui descendait rarement au milieu du commun des mortels. On devinait plus facilement la joie immense de ceux qui, pour la première et probablement la seule occasion de leur existence, pouvaient se tenir si près, toucher ses mains, être bénis de sa voix froide mais rassurante.
Le Très Saint Magister, durant la seconde partie de ce triomphe, se retira dans ses appartements. Les Colonels distribuaient les honneurs, et rapidement, je devins le sujet des conversations tout autant que des attentions. Inuë assumait sa mission de curiosité avec brio, se montrant d'une habileté déconcertante à mener les conversations. L'humour et la finesse de son esprit le rendaient brillant, presque plus à l'aise que bien des convives qui maîtrisaient davantage les ordres que la détente de ce genre de cérémonial.
Presque par surprise, je devinais la cape austère du Commandus Magnus. À coté des ors et des pourpres, la teinture impeccable mais aussi triste que grise pouvait presque choquer. Après une salutation raide suivie d'une accolade presque fraternelle, il entama la discussion.
— Si on m'avait dit que mon aide de camp finirait par devenir un conquérant de planètes lointaines, je n'y aurais jamais cru.
Il soupira de joie, et sourit.
— Je suis très fier de toi, Gregor. Tu as fait beaucoup de chemin en peu de temps, et j'espère que cela continuera.
— Commandus Magnus, je ne puis que…
— Ne me remercie pas. Ce soir, c'est l'humanité qui te remercie.
Je ne pus réprimer une discrète révérence. Il choisit de ne pas en tenir compte.
— Ton travail d'Inquisiteur auprès d'Inuë est remarquable. Tu viens sans doute d'ouvrir des pistes inconnues mais fascinantes pour la Conversion de races extraterrestres.
— Vous avez pu lui parler ?
Il hocha la tête, avant de poursuivre.
— Il est brillant, très brillant. Son savoir est énorme, sa sagesse aussi. La décision qu'il a prise en choisissant de nous servir plutôt que vouloir nous combattre devrait nous rappeler combien nous sommes fragiles. Il ne faut pas le négliger, Gregor. Il faut qu'il conserve son honneur, sa puissance. Il faut que nous en faisions un Inquisiteur à son tour.
— Ne craignez-vous pas que la puissance du Dieu-Machine détruise ses connaissances ?
— Chaque chose en son temps.
Je le quittais peu de temps après. Un des serviteurs de la Palais m'interpella. Le Très Saint Magister souhaitait ma présence au plus vite. Je le suivais en me réconfortant avec la possibilité d'un repos bien mérité après cette entrevue, en m'éclipsant par une des rues moins fréquentées qui entouraient le bâtiment.
Dans le dédale des couloirs, je remarquai que nous nous dirigions non pas vers les appartements immense et froid, mais vers un des patios abrités où quelques arbres poussaient à l'abri des vents chargés de sables qui soufflaient souvent sur Civilmundi. Le Très Saint Magister patientait sur un banc, seul, et cette vision me dérangea. Je l'imaginais suivi d'une cohorte de serviteurs prêts à obéir à ses moindres désirs, et le voir en compagnie de sa solitude alors que tous se réjouissaient en cette soirée avait un goût amer.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Très Saint Magister.
Je m'inclinais à nouveau, il ne chercha pas à m'en empêcher. Le serviteur s'éclipsa aussitôt.
— Je serais bref, Gregor. Nous n'avons pas eu le temps de vraiment discuter depuis votre retour. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.
La phrase était purement rhétorique.
— Après la remarquable mission que vous avez menée, un repos serait bien mérité. Até attend un enfant, si je ne me trompe pas. Il serait dommage de la priver de son mari face à un tel événement.
— Votre bonté vous honore, Très Saint Magister.
— Ce n'est que justice, Gregor. Après avoir amené une civilisation aussi avancée que celle des Naneyë dans le giron du Dieu-Machine, je crois que n'importe quel cadeau serait bien faible, en réalité. Même vous couvrir de prestige.
— Je ne désire que le bien de la Confédération, Très Saint Magister.
— Je n'en doute pas. Quant à moi, je ne désire que le vôtre.
— Très Saint Magister…
Il se releva.
— Avant que je ne vous donne congé, j'aimerais savoir une chose.
— Laquelle, Très Saint Magister ?
— Socrate.
Le nom fit mouche. Mais avec un sourire j'écartai mes craintes, et les siennes, par la même occasion.
— Il ne m'a pas poursuivi. J'ai la sensation de l'avoir tué.
— Mais il est là.
— Peut-être mon rôle d'Inquisiteur l'a-t-il enfoui suffisamment loin pour qu'il ne soit plus menaçant ?
— Espérons-le. Même si votre tâche auprès d'Inuë me satisfait pleinement, vous êtes capable de comprendre qu'il faudra que nous puissions le vérifier. Toute ma confiance ne saurait remplacer un peu de prudence.
— Très Saint Magister, je ne suis que votre modeste serviteur.
— Un serviteur valeureux qui a fait bien plus que ce dont je pouvais espérer.
Il se leva, me posa une main sur l'épaule. Je constatai pour la première fois nos ressemblances physiques. Notre âge proche. Nos tics d'expressions, si semblables. Le sang du traître Marcus coulait en nous, nous liait plus fort que le meilleur des serments.
— Je ne vais pas vous importuner plus longtemps.
— Votre présence est mon bien le plus précieux, Très Saint Magister, m'empressai-je d'ajouter.
— Je n'en doute pas. Mais laissez-moi au moins vous offrir un gage de ma fierté pour vos actes de bravoure.
À côté de lui, un coffret de bois précieux semblait attendre son temps. Il l'ouvrit avec délicatesse, en sortant une broche dorée poinçonnée de rubis, aux armes de la Confédération.
— Il m’apparaissait judicieux de créer un ordre du mérite en rapport avec des actions hors de la Terre. Et plus judicieux, que celui qui a conquis un peuple aussi avancé que les Naneyë en soit le grand maître.
Il se rapprocha davantage. La fibule sembla trouver sa place avec un naturel déroutant, auprès de la chaînette qui retenait ma cape. Son éclat discret n'attirait pas l'oeil au premier abord, mais je ne doutais pas de sa capacité à soulever quelques sourcils et attiser la curiosité.
— Capitaine Inquisiteur Gregor Mac Mordan, au nom du Dieu-Machine, je vous fais Grand Seigneur de l'ordre méritoire du Très Saint Magister Kristian. Puissiez-vous porter cette décoration avec honneur et respect, en signe de ma reconnaissance pour vos actes héroïques.
Je m'inclinai jusqu'au sol, allant poser mon front face à ses pieds.
— Relevez-vous.
Un court silence passa, tandis que je me redressai.
— Nous nous reverrons bientôt, Gregor. En attendant, reposez-vous.
— Très Saint magister.
À nouveau, je le saluai. Il me gratifia d'une formule de courtoisie, et nous nous séparâmes dans la tiédeur d'une nuit d'été.
Ce que le Très Saint Magister ne m'avait pas dévoilé, c'était qu'une énorme surprise m'attendait à plusieurs milliers de kilomètres de Civimundi. Dans la chaleur étouffante des nuits d'Istanbul, un monument somptuaire paré de riches tissus, de douces lueurs diffusées par une infinité de bougies colorées, et du râle vaporeux des encensoirs attendait ma venue. Dans cette nuit-là, une femme, patiemment couchée face à la corne d'or, se délassait en espérant voir son époux avant l'aurore.
Até m'avait prévenu qu'elle me voulait pour elle, pour elle seule. Au son de sa voix, je compris combien j'avais pu lui manquer. L'absence de deux mois fut effacée par l'impatience d'une seule heure. Alors que la communication fut rompue, j'étais encore relativement éloigné du plus proche astroport. Je m'y hâtais sans saluer personne, sans prévenir Inuë, Cyrill ou même Flinn. Cette nuit ne pouvait être que la mienne, probablement une des dernières. Une nuit que je voulais caresses et murmures, paroles aimantes, cascade de plaisirs insensés. Une nuit que je voulais Até, couverte de son corps en fond sur les étoiles, de ses courbes agitées face à la mer, dans le secret des voiles et des songes de l'été étalé, alangui.
Je me ressaisissais. Une heure seulement, et je pourrais me plonger dans ce calme luxueux, calme que je n'avais pas éprouvé et luxe que je n'avais jamais su imaginer. Avec plus de conviction, je me renseignais auprès d'un des officiers de garde. À sa mine défaite, j'en déduisis qu'il mourrait d'ennui, et ma venue le tira de sa contemplation rêveuse sur le comptoir où il somnolait. Après informations, il m'indiqua un transporteur réservé à mon nom, ce qui me troubla quelques instants. Puis, après réflexion, je compris que tout avait été soigneusement planifié. Le Très Saint Magister souhaitait réellement que je parte profiter de mon présent au plus tôt, que je m'éloigne et que je me coupe de cette agitation que je connaissais depuis des années pour trouver une intimité qui ressemblait à un foyer.
Je saluais rapidement l'officier, me dirigeant vers l'appareil qu'on m'avait désigné. Un pilote était déjà prêt au décollage, et ne manifesta ni joie ni ennui en me voyant. Me gratifiant d'un « bonsoir » timidement prononcé, il termina les dernières manœuvres nécessaires, et lança l'engin dans la nuit française.
Istanbul se profila une heure plus tard. Le voyage avait duré plus longtemps que prévu en parti à cause de quelques contrôles radios qui firent perdre de précieuses minutes à mon pilote. Lorsque le spatioport du centre se dessina dans l'éclat aveuglant de la ville orientale, j'aurais presque soupiré de bonheur. Le fin disque de béton ciré qui stationnait au dessus des eaux sombres du Bosphore semblait construit pour cette occasion. Bien loin de la poussière de celui qui m'avait accueilli lors de ma première visite, celui-ci affichait des dimensions modestes et un luxe déraisonnable. Je posai pied-à-terre en me berçant de ces images improbables, accompagné du pilote qui m'ouvrit la voie face aux contrôles. Au moment de nous quitter, et tandis qu'un chauffeur au volant d'une déraisonnable voiture de course se tenait bien en évidence, le pilote s'inclina rapidement, me demandant si j'étais bien celui avait ramené les ours polaires sur Terre. Je me fendis d'un sourire, acquiesçait, et le vit repartir dans la direction opposée.
Le chauffeur se présenta à son tour. Il m'invita à monter dans le véhicule, un bolide qui volait plus qu'il ne roulait, et m'indiqua sans que je ne pose la moindre question qu'il s'agissait bien de ma propriété. Cadeau d'un riche donateur anonyme, prétendit-il. Inutile de dévoiler ce que je savais de ce généreux bienfaiteur. La simple vue de sa richesse me ramenait à ce qu'il fallait en connaître : tout lui appartenait, et tout comme il pouvait détruire un homme en quelques instants, il était tout aussi capable d'en couvrir un autre de richesse et de gloire.
Dans le lacis de rues qui succéda à la voie rapide longeant l'astroport, puis le Bosphore et une partie de la corne d'Or, je remarquai la propreté et le calme ambiant. Sans que je m'y attende, le véhicule s'immobilisa. Je contemplais une dernière fois le décor étudié de celui-ci, jouant sur le noir mat des panneaux et le rouge vivace et lumineux des jointures et des éléments mobiles. Le chauffeur ouvrit ma portière, m'invita à le suivre sur quelques pas. Nous n'étions plus dans un dédale de virages et de hauts murs aveugles, mais dans une cour fraîche où chantait la mélodie d'une fontaine couverte de mosaïque. L'angle d'un bâtiment aux fenêtres finement sculptées de corniches et de décrochés nous surplomba, masse joueuse aux abords accrocheurs. Avec étonnement, je découvris que le présent du Très Saint Magister était au-delà de toute norme.
Le palais Ciragan. Un écrin de sultan décoré avec un goût de monarque, bâti dans l'un des plus beaux havres que cette planète avait pu engendrer. De l'or dans toutes les pièces, des tapis, des bougies, des meubles chinés et disposés avec goûts. Le chant des fontaines, mais aussi le clapotis des vagues sur les marches disposées sur la façade maritime, rectiligne, bruit de fond chassé par les grillons qui glissait sur les pierres fraîches. Et à l'angle de ce palais, comme redressée trop vite, trop brutalement, la seule dont la vision me causait plus de joie encore. Até, dans une position aussi peu naturelle que ce calme m'emportait loin de contingences humaines, Até qui souriait et s'approcha. Elle se jeta dans mes bras, s'agrippa à moi comme on s’agrippe à un tronc à la dérive, secouée par l'émotion. Je l'enveloppais de mes bras, rapprochai ma cape, m'abaissait à son niveau. Je contemplais ses beaux et grands yeux, ses pommettes qui se plissaient, son front qui voyait naître quelques ridules que je n'avais pas encore remarquées. Et sa bouche, fine et travaillée par ce sourire que j'avais appris à ne plus reconnaître. Ce sourire qui me prit au dépourvu, qui dévoilait sa nature secrète. Dans un long baiser que nous nous offrions ainsi, nous affichions nos retrouvailles avec la profondeur de l'amour véritable.
Je regrettais de ne plus pouvoir la servir comme le désir d'un homme pouvait le faire. Je regrettais un peu de ne plus être cet homme, d'avoir des frissons de plaisir et de fraîcheur. J'aurais temps voulu sentir ses mains appuyer contre ms hanches, sentir son dos se cambrer plus ardemment qu'avec n'importe quel autre. J'aurais voulu observer son corps me tomber dessus et le sentir trembler sous l'effort.
Le capitaine inquisiteur n’était ni plus moins qu'un homme. La réaction, la constitution et la perception que j'avais gagnée étaient payées au centuple : je ne pourrais plus jamais faire l'amour. Et j'en concevais un terrible manque dans cette nuit.
Dans un ballet complexe, les caresses et les mots délicats nous embarquèrent dans un voyage moins amer. Le jardin se substitua à la cour, la chambre au jardin. Nos pas, nos regards, nos sourires constituaient la barque où nous âmes voguaient pour un moment au milieu de plus beau lac, de plus profond, du plus lointain. Comme après un malaise, nous reprenions consistance l'un pour l'autre dans les boiseries de cèdre d’une chambre embaumant l'été naissant.
Até se tenait lovée tout contre moi, blotti en position fœtale dans le creux qu'offrait ma position. Étendu sur le côté, le nez dans ses cheveux, j'essayais de me souvenir combien respirer dans cette soie aurait pu être agréable. Combien je ne restais plus qu'à la limite tangible des choses. Même en promenant mon menton contre son crâne, je ne pouvais pas parfaitement oublier. Ma seule consolation était cette main que je promenais sur son ventre nu. Son ventre qui protégeait la vie tout comme je la protégeais dans cette nuit, allongés dans cette chambre aux plafonds taillés de motifs si complexe que l'oeil ne pouvait pas réellement l'appréhender, le comprendre. Dans le baldaquin, les draps repoussés à nos pieds pendaient mollement, en grossiers replis qui jouaient avec les lueurs nocturnes. Un courant d'air balaya la pièce, Até frissonna.
— Tu dors ? Murmurai-je.
Je le sentis bouger, puis secouer doucement la tête. Avec délicatesse, elle retira ma main, se retourna, et me dévora du regard. Une gourmandise charnelle luisait au fond de ses beaux yeux, sa bouche s'étira en un sourire épicurien, ses lèvres rencontrant sa langue et ses dents dans une grimace d'envie des plus explicites.
— je ne peux pas plus faire plus, Até. Je suis vraiment désolé.
— Ne le sois pas, répondit-elle avec la même douceur. Je ne pouvais pas rêver mieux. Rester avec toi me suffit.
Je ne pus m'empêcher de lui sourire, à mon tour. En cet instant, si proche, elle était tellement belle. Comment pourrai-je la perdre ? Un brusque sentiment d'angoisse me traversa comme une lame, vite corrigé par la mécanique complexe de mon cerveau. Le voile des structures cybernétiques effaça la sensation, ne laissant qu'un vague sentiment de bien-être. Até souriait toujours, mais ses yeux s'étaient refermés. Le moment d'intimité, si beau, si fragile, s'était brisé comme un bois trop sec. Je préférais garder le souvenir intact plutôt que de mouronner dans ce lit. Avec précaution, je m'en extirpais, remontai les draps jusqu'aux épaules de cette femme, la mienne, et me dirigeait vers un balcon ouvert sur la nuit istanbuliote.
— As-tu bien dormi ?
Elle s'étira comme un jeune chat, son pas nu frappait étrangement sur le sol mat. Le soleil était levé depuis près de deux heures, mais il ne m’apparaissait pas plus beau que cette scène simple. Jouant à travers le fin tissu de satin de sa chemise de nuit, il la transformait eu une moire agréable au regard, tandis que les courbes de son corps y répondaient avec la grâce d'une sculpture. Pygmalion n'aurait fait mieux, et tel Pygmalion, je tombais amoureux une fois encore de cette création.
— Oui, finit-elle par concéder.
Elle vint près de moi, s'assit à cette table couverte de mets que je me contentais de regarder. Elle attrapa un peu de pain, du beurre, se servit un verre de jus d'orange, avant de se décider à se saisir d'une grappe de raisin et de jouer avec ses grains. Un peu provocatrice, elle les éclatait voluptueusement, me regardant avec ce sourire mutin que j'aimais tant, et se rapprochait, m'embrassait encore. La scène se répéta pendant une dizaine de minutes, avant qu'elle ne se décide finalement à manger plus consciencieusement, toujours dans ce silence relatif au cœur de la ville. Lentement, une brume de chaleur se dessinait sur la corne d'or, tandis que l'activité générale reprenait. Les rumeurs d'Istanbul créaient un fond sonore très différent de celui de Civimundi, plus primaire, plus ancien, presque plus palpable. D'une certaine façon, les vibrations de la ville ressemblaient à celle de l'Aube, alors que nous voyagions à des dizaines d'années-lumières de la Terre.
Até se colla tendrement à moi. Je la laissai s'installer sans bouder mon plaisir, tandis qu’elle rabattait ma cape sur ses jambes.
— Il faut que tu visites la ville, décida-t-elle soudainement avec un sérieux improbable.
— Aujourd'hui ? Ça ne peut pas attendre ?
— Tu es fatigué ?
Elle me dévisagea, remplie d'ironie. Et la pique que j'attendais vient à point nommée.
— Un cyborg comme toi n'a pas besoin de ce confort de mortel qui s'appelle le sommeil, me semble-t-il.
— Ça, et d'autres préoccupations plus terre-à-terre.
— Mais ça ne répond pas à ma question, trancha-t-elle.
— Non, effectivement. Que suis-je censé répondre ?
— Dis-moi que tu veux sortir profiter du soleil et des vieilles pierres.
— Le soleil se cache derrière les vieilles pierres, constatai-je d'un ton que je voulais le plus sérieux possible. Comment ferons-nous ?
— Nous trouverons bien.
Je haussai les épaules. Devant ma mine déconfite, elle poursuivit.
— Quelque chose ne va pas ?
— Je voudrais juste passer du temps avec toi. Et rien qu'avec toi. Tu m'as tellement manqué, et si je dois repartir dès demain, j'aimerais juste garder cette image de toi, toi si belle et si merveilleuse.
Elle détourna son regard.
— Ne parle pas de choses aussi tristes que ça, Gregor…
— Oui. Tu as raison. N'en parlons pas.
Un étrange silence s'installa. Un silence meublé par son souffle contre mon bras, mes caresses sur le tissu qui la dissimulait, et le ronflement lourd d'un ferry qui traversait la baie à cet instant.
Finalement, elle avait gagné sa bataille. L'après-midi, dans cette torpeur chaude et déserte des ruelles de la vieille ville, nos pas nous menèrent vers le grand bazar. L'activité y était réduite, et je devinais que les habitants se cachaient précipitamment en nous voyant arriver. Je devinais au bruit que quelques bottes toutes militaires frappaient les pavés, hélant les marchands et les poussant à craindre celui qui arrivait. Ma venue était annoncée avec un peu trop de zèle, et nous ne percevions que les ombres de ce marché, les bruits suspendus, les courants d'air le long des allées et des plafonds. Até s'étonna de cet état de fait, avant de s'en lasser et de vouloir rentrer une petite heure après notre arrivée. Tranquillement, en parcourant le chemin en sens inverse, elle levait les yeux vers le ciel bleu et le soleil brûlant. Elle examina des argenteries sur un présentoir lustré par le temps et l'usage, les reposant avec soin. Je la vis s'attarder sur une magnifique lanterne ciselée, d'un étain tout à la fois grossier et délicat. Les motifs géométriques encadraient de minuscules appareillages en verre, encadrant eux-mêmes une bougie grosse comme un poing. Je gardais l'emplacement au creux de ma mémoire, me promettant de revenir ou de faire chercher l'objet de manière plus discrète.
Alors que nous nous apprêtions à repartir vers des rues plus larges, un enfant surgit de nulle part. Le corps frêle et les cheveux noirs abritaient un sourire franc, sincère, sans peur et sans jugement. L'enfant n'avait que deux ou trois ans, mais avec une innocence et une fronde insolente, il se jeta presque dans les jambes d'Até. Lorsqu'il éleva la tête et plongea son regard dans celui de sa fortuite rencontre, il n'en démordit pas. Même en me voyant, il ne cessa de continuer à jouer. Lorsque sa mère sortit à son tour par la porte en bois martelé, noirci par la cire et le vernis, son visage n'affichait pas la même joie. Deux puits sombres où naissait la peur remplaçaient ses yeux, et une moue horrifiée tordait ses traits. Elle baisa le sol juste devant Até, en fit de même avec moi, attrapa son enfant, cria quelque chose que je comprenais très mal. Une réprimande au goût curieux. Une scène du quotidien qui, étrangement, me fit aimer ce peuple très simple, presque austère et pourtant si respectueux.
De retour au palais, Até prit bien soin de ne pas évoquer trop longuement l'affaire. Elle se contenta de quelques mots simples, et se blottit contre moi. La lumière déclinait doucement avec la fin de l'après-midi, et elle s'assoupit jusqu'au crépuscule.
La nuit s'écoula comme la précédente. Merveilleuse et cruellement brève, et s'ouvrit par un repas où je me nourrissais d'image, se poursuivit dans un lit de caresses et d'amour profond, où le sexe ne pouvait plus être un coït mais bien plus doux, bien plus puissant que cet acte. La chaleur de son corps collé au mien remplit tendrement les ténèbres douces qui surplombaient la ville. Et le matin parut, radieux.
Une semaine s'écoula. Chaque jour ressemblait aux précédents. Chaque nuit répétait son lot de délices. Je me laissais aller à cette douce symphonie des sens, et même mis en marge, j'éprouvais un réel plaisir à vivre ces instants. Até ne se contentait pas d'être une présence, elle vivait avec moi. Elle ressentait comme moi la douceur de vivre ainsi, s'émerveillait des mêmes images, des mêmes sons, s'endormait sur mon corps de métal et ne s'en plaignait jamais. Une semaine s'écoula, et trop rapidement, une réalité plus cartésienne se remit au travail. Elle prit forme à travers deux êtres, et une rencontre. Huit jours après mon arrivée à Istanbul, et alors que je flânais tranquillement dans les couloirs du palais en observant au travers des galeries l'activité des navires sur la Corne d'Or, un serviteur se présenta. Il m'indiqua que deux hommes m'attendaient dans le grand salon, porteur d'une missive du Très Saint Magister et des autorisations leur permettant de séjourner auprès de moi. Sans grande surprise mais avec une joie certaine, je retrouvais Cyrill et Flinn, souriant, visiblement remis du voyage d'Alioth.
— Je pensais passer de plus longues vacances, avouai-je sans ironie.
— Notre présence te dérange ? Questionna Cyrill .
— Pas vraiment. Mais Até est ma femme, et je…
Il hocha la tête avant même que je finisse ma phrase, me faisant sentir qu'il comprenait. Flinn demeurait silencieux, il s'était simplement constaté de s'incliner lorsque j'avais pénétré dans la haute pièce ceinturée de bibliothèques et de breloques clinquantes qu'une armée de servantes astiquait tous les jours.
— Gregor, reprit Cyrill , je pense que tu devrais lire ceci.
Il me tendit une enveloppe soigneusement fermée.
— Pourquoi n'ai je pas reçu de messages sur mon terminal com.
— Une ordonnance magistrale, déclara-t-il. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne vois pas comment remplacer ce genre de missive.
— Une ordonnance ? M'étonnai-je. Mais je n'ai aucune compétence politique.
— Ouvre là donc, tu seras fixé.
Avec une pointe d'appréhension, je décachetai le pli et découvrais quelques lignes d'une écriture impeccable, mécanique. La calligraphie du Très Saint magister en personne, qui me détaillait quelques informations que j'aurais préféré ne pas avoir à connaître.
« Capitaine-Inquisiteur Gregor Mac Mordan,
à compter du seize mai deux mil cent vingt-six, vous êtes nommés gouverneur général de la cité autonome d'Istanbul. Vous représenterez mon pouvoir suprême sur les institutions légales en place, et vous assurerez la représentation de mes intérêts auprès de la population locale.
Le poste de gouverneur général vous donne également droit de commandement sur les unités militaires stationnées au sein de la cité, au-delà de toute qualification désignée par un grade qui vous serait supérieur.
Les effets de cette ordonnance sont à effet immédiat. Ils ne sont pas négociables, ni modifiables.
Pour servir le Dieu-Machine. »
Je restais sans voix. Cyrill reprit.
— J'étais au courant.
— depuis quand ?
— Hier soir, poursuivit-il. Le Très Saint Magister m'a convoqué pour me remettre l'ordonnance, et il a ajouté qu'il s'agissait là d'un présent personnel pour la réussite de l'expédition sur Alioth.
— Je ne sais pas quoi répondre, ajoutai-je, désarçonné. Je ne sais même pas quoi faire…
— Pour être claire, une délégation t'attend à Sainte Sophie. Ta prise de pouvoir officielle est fixée à midi. Ce qui te laisse…
— Une heure, coupai-je. Une heure pour me préparer à être le maître de cette ville.
La cérémonie fut formelle, protocolaire au possible, mais heureusement très brève. Quelques poignées de main et raides saluts accompagnés de mots de circonstances firent de moi le gouverneur d'Istanbul. Du statut de mythe encore vaporeux, je dérivais vers celui moins appréciable d'autorité investie, symbole du Très Saint Magister et de tout ce qu'il pouvait inspirer ici. Pas plus qu'ailleurs, la venue d'un régime aussi puissant que la Confédération n'avait soulevé une vague d’enthousiasme. Quelques actes isolés avaient eu cours au départ, puis cette rébellion fut matée sans aucune pitié. Les mutins furent convertis, exemples sinistres donc quelques peuplaient encore les corps de garde de la cité. Avec surprise, j'avais découvert que certains avaient gravi les échelons de la hiérarchie pour finir à des postes clefs dans le régime militaire. Mon propre second, le lieutenant-colonel Tepkapi, avait été de cette trempe d'homme rude et convaincu par des idées aussi belles et dangereuses qu'inutiles et vaines. D'une certaine façon, il représentait ce que j'aurais pu être si le Commandus Magnus n'avait pas daigné me laisser ma liberté.
Pas plus qu'ailleurs, on n’avait laissé les fils à leurs mères. Bien au contraire, on en avait arraché quelques-uns, convaincus la plupart, et bon nombre des jeunes hommes istanbuliotes s’enrôlaient pour un service confédéré ou un volontariat militaire qui rimait avec pouvoir relatif, influence, mariage et mirage de promotion sociale à coup d'implants et de serments plus durs, plus exigeant. Le système faisait lui-même le tri, et même si l'élite qui se dégageait empestait l'ironie et la suffisance, elle suait sang et eau pour faire tourner le mécanisme complexe que constituait la Confédération. Un mécanisme où j'avais ma place, tout autant que Tepkapi, Cyrill , Flinn ou le serviteur atone qui se courba en m’ouvrant la porte de mon cabinet.
Cyrill fit signe à l'individu de la refermer. Nous étions quatre. Mon second s'était assis dans un magnifique fauteuil crapaud ourlé d'or, tandis que Cyrill s'était vautré dans un canapé somptuaire. Flinn était resté debout, à mes côtés, pendant que je m'installais au bureau qui m'était destiné. Tepkapi dévisageait le jeune inquisiteur d'un œil torve, presque mauvais, et je me doutais que sa dévotion pour le Dieu-Machine devait s'irriter face à son attitude insolente.
— Jolie promotion, commenta Cyrill . On peut dire que le Très Saint Magister n'a pas fait dans la demi-mesure.
— Le seul problème, Cyrill , c'est que je ne vois toujours pas quelle mission je vais devoir accomplir.
— Tu ne devines vraiment pas ?
— Capitaine Mac Mordan ?
Tepkapi avait décidé de prendre la parole.
— Oui, mon colonel ?
— Appelez-moi colonel, tout simplement, ajouta-t-il. Vous êtes mon supérieur à présent.
J’acquiesçai, il reprit.
— Capitaine, je pense que le Très Saint Magister souhaite simplement faire de votre position une tête de pont pour renforcer la sécurité et l'influence de la Confédération sur la région.
— Colonel Tepkapi, je dois concéder que je ne suis pas très au clair avec la situation géopolitique d'Istanbul.
Il se leva doucement, dans une attitude qui exprimait plus le respect que la lassitude devoir reprendre quelques évidences qui m'échappaient. Cyrill eut un sourire en coin que je trouvais particulièrement indélicat, Flinn ne bronchait pas.
— Un regain d'activité dans la rébellion laisse craindre des actes isolés mais potentiellement dangereux, poursuivit mon second. Depuis quelques mois, les inquisiteurs en charge du secteur collectent beaucoup d'information sur ce groupe. Pour faire simple et concis, ils ont remonté des données très intéressantes, à commencer par d’éventuelles cibles.
— Combien sont-ils ?
— Difficile à évaluer précisément, et c'est bien là tout le problème. Ils connaissaient parfaitement la ville, s'y cachent, et le centre historique est un véritable coupe-gorge.
Il baissa d'un ton, et se rapprocha.
— Si vous me permettez, capitaine, je vous déconseille fortement d'y retourner. C'est un miracle que vous et votre épouse en soyez sortis indemnes hier.
— Mais… pourtant…
— Votre femme n'est pas connue. Vous, si. La rumeur n'a pas mis longtemps à se répandre dans la ville. Gregor Mac Mordan, serviteur dévoué du Dieu-Machine et conquérant de mondes étrangers. La prise aurait de quoi faire saliver, et mettre un coup à l'ordre établi.
Le lieutenant colonel marqua un temps de pause. Son corps de cyborgs se dissimulait derrière un lourd manteau, ne dévoilant que quelques détails luisants et grinçants avec discrétion. Son œil droit, cybernétique, luisit d'un éclat rouge et diffusa un holo en trois dimensions. Le visage d'un quinquagénaire lardé de cicatrice et couvert d'une barbe grisonnante tournoya lentement dans les airs.
— Mustafa Yüma. Le chef présumé de toute cette mascarade. Innocent ou non, il est en train de croupir sous les geôles de l’hôtel.
— Vous l'avez interrogé en profondeur, colonel ?
— Nous n'attendions plus que vous pour entamer le travail. Votre réputation vous précède, et de loin, capitaine.
Il conclut son petit discours d'un sourire piquant. Il n'avait pas vraiment tort.
Tepkapi se permit de me précéder dans la longue litanie des couloirs. Des escaliers y succédèrent, puis d'autres corridors maniables et humides où dansait une lueur fantomatique. La porte d'une cellule claqua, nous nous y pressâmes sans joie. Sanglé sur une planche noircie par l'usage, Mustafa Yüma transpirait à grosses gouttes. Malheureusement pour lui, son attitude fière et assurée signait pour lui la fin d'une vie plus ou moins détachée de la Confédération. L'expérience ruineuse de Nielsen ne serait pas reproduite. Ici, pas de haine, ni de mort violente, mais la simple expression du pouvoir prodigieux que le Dieu-Machine déléguait à ses serviteurs. Cyrill dévorait la scène des yeux, deux lueurs mauvaises semblaient brûler dans ses yeux. Tepkapi s’approcha du détenu, lui susurra en turc qu'il serait préférable de tout dévoiler de son petit plan maintenant, car après, la seconde partie du jeu risquait d'être moins amusante. L'intéressée lui cracha au visage et ponctua la bravade d'un copieux tas d'insultes sur les activités de la mère de mon second. Claques, cris et os claquèrent. Il refusait de passer à table. Je me régalai d'avance.
— Colonel, dites-lui qu'il passera par le feu.
— Avec joie, capitaine.
À l'expression soudain blême du chef rebelle, ma détermination se renforça. Le sabre surgit dans ma pince gauche, sa lumière embrasant l'atmosphère de la cellule d'un éclat net et cruel. Yüma tenta d'articuler quelques mots, mais la douleur le cueillit et fit tourbillonner ses yeux dans ses orbites.
— Des noms, ajoutai-je froidement.
— Non.
Le fil de l'épée remonta de son annulaire à l'articulation de son poignet, dessinant une saillie bouillonnante de sang, à l'odeur fétide. Déjà, Tepkapi perdit de sa superbe, et Yüma ne tarderait pas à être inutilisable.
— Des noms où je te sonde, sale porc.
Le lieutenant-colonel traduisait rapidement, ayant retrouvé la contenance suffisante pour y ajouter quelques insultes de son cru. Le rebelle réitéra son refus, l'arme remonta jusqu'au coude.
— Non, jamais.
— Eh bien continuons dans ce cas. Colonel, dans quel domaine aurez-vous besoin d'un converti ?
Il hésita.
— La nouvelle administration du gouvernorat manque de petit personnel…
— Secrétaire ?
Il acquiesça. Je tranchai net le bras. Yüma hurla à s'en déchirer les cordes vocales.
— Un bras droit implanté ne tremblera pas. Inutile de l’abîmer plus, il ne parlera pas de son propre gré.
— Vous comptez le fouiller ?
— Mon colonel, il n'y a hélas pas d'autres moyens. Mais rassurez-vous, il sera un homme nouveau quand j'en aurai fini.
Un des soldats qui nous accompagnait lu tordit la nuque de façon à ce que j'agisse rapidement. En trois minutes, j'avais une liste de noms, prénoms et adresses suffisamment longue pour instituer une purge dans les bas-fonds de la ville et remettre un peu d'ordre sans délicatesse. Yüma avait suivi la Lumière du Dieu-Machine sans broncher, et il ne restait plus de lui qu'une loque bavant un flot de glaires jaunâtres s'étirant jusqu'au sol. On le sortit de la cellule, le dirigeant vers les cybernautes qui exerçaient dans l’hôtel.
Tepkapi organisa la contre-offensive, et trois jours plus tard, la ville était nettoyée. On porta la réussite de la mission à mon crédit, et j'en profitai pour asseoir solidement mon pouvoir.
Mais plus que jamais, la victoire avait un goût amer. Celui d'avoir été limogé dans une cité aussi belle que placide.
— Transmissions avec la Terre ?
— Établies, mon capitaine.
— Parfait.
Ultime saut, à peine plus qu'un tressautement dans la trame du temps. Nous nous trouvions aux abords de Saturne, et doucement, le cortège ralentissait sa vitesse. Une dizaine d'heures nous séparait encore de la surface de la Terre. Une dizaine d'heures qui n'étaient rien de moins qu'un gouffre difficile à supporter pour chacun à bord. Une tension animait l'air, identique et pourtant plus subtile que celle qui avait couru sur Alioth. Les hommes se détendaient, comme si une grosse tempête avait secoué les vaisseaux, qu'une chance improbable nous avait sauvé. Une dizaine d'heures, trop longues, trop paresseuses, qu'il fallait meubler du mieux possible. Après quoi, tout ce petit monde serait libéré pour quelque temps de contraintes militaires.
Les holos glissaient paresseusement d'un visuel à un autre. Les radios grésillaient, tandis que les premiers mots de la Terre nous parvenaient, nous souhaitant la bienvenue dans le système solaire. Les officiers en charge des communications entamèrent d'échanger des données aussi banales que techniques, malheureusement indispensable à la bonne marche de notre voyage. Je décidai d'attendre encore un peu pour contacter l'état-major.
Aussi curieux que cela puisse paraître, j'étais totalement incapable de prévoir la suite des événements. Je devais aller sur Alioth, on ne m'avait pas spécialement préparé à en revenir. Quelque part en moi, j'avais le sentiment cuisant d'être un survivant malgré moi. Comme dans un mauvais jeu, on avait, d'une façon certaine, parié sur le fait que je pouvais disparaître. Pas à cause d'une mauvaise manipulation, d'un sabotage quelconque ou d'un acte de malfaisance de la part d'un confédéré. Non. Plus perversement, on avait sans doute prévu qu'un tir accidentel de la part des races xénophiles que nous pourrions aborder puisse me porter préjudice. Partir, ne pas revenir. Sensation en coup de poignard, qui s'envola aussi rapidement qu'elle était venue, me laissant pantelant, fatigué, presque usé.
— Müller, faites savoir que je resterais dans mes appartements jusqu'à la mise en orbite, sauf cas de force majeure. Mes canaux restent ouverts.
— Bien reçu mon capitaine, répondit l’intéressé.
Ma cape glissa sur le sol métallique, ne laissant de moi qu'un bruit étouffé et doux, un courant d'air et le claquement sec de mes pas.
On frappa à la porte. Avec lassitude, je reconnus la gestuelle douce de Flinn. J'avais totalement oublié ce que je pourrais faire de lire en arrivant sur Terre. Le laisser aux bons soins de Cyrill était la solution la plus simple, mais sans aucun doute, la plus difficile. La confiance mutuelle durement acquise risquait de souffrir d'une absence trop prolongée. Je pariais sans grand risque sur la probabilité d'une absence de plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois, loin de Civimundi et de ses préoccupations militaires. La question devrait néanmoins être soldée avant les quelques heures nous séparant du Très Saint Magister. Après quoi, il serait trop tard pour y réfléchir.
Flinn ouvrit la porte lorsque je lui indiquai d'entrer.
— Maître ? Risqua-t-il.
— Oui, Flinn ?
— Maître, nous arrivons sur Terre dans quelques heures.
— Je le sais. Merci de me rappeler une évidence.
Il sourit discrètement.
— je n'ai jamais été doué pour introduire une conversation, maître.
— Moi non plus. Alors viens-en au fait.
Il inspira profondément, me fixa avec insistance, avant de détourner les yeux vers le sol moquetté de la pièce.
— Que va-t-il se passer pour mon père et pour moi, là bas, maître ?
— Une question à laquelle je n'ai pas encore la réponse, Flinn. Je suppose que ton père rejoindra des cybernautes et un certain nombre de scientifiques qui n’attendent plus que de décortiquer le savoir que les peuples d'Alioth ont accumulé pendant des millénaires.
— Ils ne perdent pas de temps…
— Non, et il serait dommage de se priver de ce que vous nous apportez en dot.
Nouveau sourire, plus franc.
— Et moi, maître ? Vais-je devoir suivre mon père ?
— de qui es-tu le disciple ? De ton propre père ou bien de moi ?
Il sembla rougir.
— La question était stupide, veuillez m'excuser…
— Les excuses sont inutiles. Combien de foi devrais-je le répéter ?
— Une fois de trop, sans doute, maître.
Nous nous regardâmes. Je réprimais un rire trop naturel, il en fit de même.
Une évidence m'assaillit.
S'il devait rester dans les lignes dures de la Confédération, plus particulièrement au sein de la Palais, il ne se passerait pas plus d'une dizaine de jours avant qu'on le convertisse. Malgré toute la loyauté et l'amour sincère que j'éprouvais pour le Très Saint Magister, je pouvais aisément comprendre qu'il voit d'un œil sceptique, sinon suspicieux, la présence d'un jeune xéno à mes côtés. Un élève qui plus est, loin des contingences habituelles qui pouvaient régir ce type de relation formelle. Après avoir brisé Flinn, il aurait été cruel de le laisser être détruit à nouveau, avant son terme. L'outil qu'il représentait était bien trop précieux pour filer entre de mauvaises mains. Alors, avec une évidente satisfaction, je lui répondis.
— Mon disciple ne saurait servir ailleurs qu'à mes côtés. Même si le major Beik serait bien meilleur que moi, je doute que ta présence l'enchante franchement. Sa patience a des limites, malgré ce qu'il laisse à croire…
— Devrais-je partir avec vous, maître ?
— Partir où ? Je ne sais pas ce que je vais faire de mes prochains jours. Si le Très Saint Magister me l'accorde, je rencontrerais ma femme. Et même si je t'apprécie Flinn, ma vie privée a ses propres limites.
— Autrement dit…
— Fais toi discret et tout ira bien, coupai-je. Ne parle pas, ne te fais pas remarquer, et je m'occuperai de toi.
Il inclina discrètement la tête.
— Je ferrais de mon mieux, maître.
— Je n'en attendais pas moins de mon élève.
La mise en orbite fut un cérémonial routinier, consistant en manœuvres de précisions, jets de plasma bleutés illuminant l'espace, échanges de communications avec la Terre, et attentes interminables. Oscillant à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres par heures, l'Aube et son cortège semblable à un essaim patienteraient ici jusqu'à une hypothétique mission future.
Les navettes furent l'objet d'attention des milliers de personnels présents. Dans un ordre troublé par quelques éclats de voix, les soldats du rang embarquaient en tête. Avec la grâce d'un ballet réglé au millimètre, les vingt engins présents dans le hangar s'arrachèrent les uns après les autres au plancher qui tremblait sous leurs poussées, se dirigeaient vers l'ouverture béante.
Il fallut une heure et demie supplémentaire avant qu'elles ne reviennent. Avec un respecte sincère, un des opérateurs du hangar m'indiqua le véhicule qu'on m'avait assigné. À ma demande et à la plus grande surprise générale, j'avais décidé que je piloterais moi-même, seul, assisté d'un éventuel volontaire. Comme je m'y attendais à la suite de cette petite mise au point, personne ne se désigna. J'en concluais que Cyrill serait bien assez apte pour assumer cette tâche.
Je montai en premier, suivi de Cyrill , et de Flinn. Ce dernier 'installa aussitôt dans un siège à l'arrière du cockpit, se sanglant avec une rapidité qui n'égalait que son efficacité. Une peur tenace lui nouait les tripes, et je lisais dans ses yeux autant d’excitation que d'angoisse.
— Ça va aller, Flinn.
— Je n'en doute pas, maître.
La réponse était purement formelle. Rien dans son attitude ne changea.
Cyrill , quant à lui, affichait une sérénité qui contrastait fortement. Il s'installa dans son siège et se laissa presque poster avec légèreté par les mécaniques qui scellaient son corps à la navette. Des points d'attache maintinrent ses chevilles et ses poignets, tandis qu'un câble surgit du haut du fauteuil lui harnacha le crâne. Il sourit, et me regarda.
— Gregor, tâche de ne pas nous tuer.
Je lui rendais un sourire forcé. La même procédure s’initialisa lorsque je glissai dans mon siège.
— Je ferrais ce que je peux. Et si j'échoue, tâche de ne pas m'en tenir rigueur.
— Je suis très rancunier…
Il fit mine de boucler, je ne pus réprimer un rire franc, qui ricocha sur les parois qui nous entouraient.
La gravité nous aspira avec force. Lorsque la stratosphère vint à notre rencontre, un panache de flammes incandescentes nous entoura, allumant un braiser intense face à nous, à la naissance du métal et du verre. La couche nuageuse que nous surplombions prit des teintes infernales, et un grondement sinistre remua toute la structure de la navette.
Flinn serrait les poings. Malgré le ronflement ambiant, je percevais parfaitement le bruit caractéristique qui animait son armure. Je n'avais pas besoin de me retourner pour imaginer son état de tension. Regarder vers le sol et sentir les secousses violentes me permettait de l'entrevoir sans peine.
Cyrill n'avait pas bougé d'un iota. Il avait simplement fermé les yeux, souhaitant ne pas regarder. Je ne croyais pas qu'il eut été encore gêné par ce genre de manœuvre, mais il préférait se détacher de ce genre de contingence. Comme un costume bien moulé, son rôle d'Inquisiteur froid reprenait sa place. Lorsque nous nous poserions sur la surface plane et lisse du spatioport de Civimundi, il aurait achevé de retrouver une place tangible dans ce monde. Basculement ou retournement, il passait de l'air des apparences à l'eau profonde de sa propre réflexion sans briser le miroir double qu'était sa conscience. Membrane fragile qui s'agitait sous les tressautements ambiants, elle reflétait des réalités divergentes. Savoir laquelle était plus vrai qu'une autre n'avait aucun sens. Ma mission n'était pas ici.
Aussi brusquement que le flot de flamme s'était embrasé autour de nous, il disparut dans un silence assourdissant. Cyrill rouvrit les yeux, Flinn se détendit. La surface se rapprochait, et on pouvait clairement distinguer les circonvolutions éthérées des nuages qui barraient notre vision.
La nuit était tombée sur Civimundi. Une pluie récente avait durablement humidifié l'atmosphère, et transformé le béton du spatioport en un miroir gras où se reflétaient les lueurs des vaisseaux et de la ville. Près de deux mois s'étaient écoulés depuis notre départ, et malgré les effets relativistes corrigés, je me sentais en disharmonie avec cette ambiance. L'été avait fleuri comme un bouquet de mauvaises fleurs, des ronces et quelques orties qui me serraient la gorge avec une force improbable. L'air chaud balayait le tarmac par à-coup, faisait voleter ma cape. J'observais d'un regard circulaire les alentours. Hormis les bruits réguliers et vitaux comme les battements d'un cœur qui animait le site, rien ne troublait la quiétude de la nuit. À deux heures, au cœur de celle-ci, la rigueur du décalage apparaissait plus douce, presque acceptable. Sans cet aiguillon qui piquetait mon esprit d'un sentiment de culpabilité naissant, le retour aurait été parfait.
Je franchissais les deux cents mètres me séparant du premier bâtiment. Cette fois-ci, personne ne s'amusa à contrôler qui que ce soit. La structure nous était réservée depuis de longues heures, et les seules réponses que nous reçûmes furent les saluts militaires, une haie d'honneur tout aussi formelle, et quelques poignées de main avec le haut officier en charge du spatioport. Lorsqu'il me reconnut, il ne put que réprimer une pointe de fierté, non sans regret.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Lieutenant-colonel Menghi ?
Rien de tout ça n'était naturel. Nous trichions dans un jeu de dupe consistant à recueillir le plus d'informations sur l'autre en un temps raccourci, par le biais du Rezo. À plus grande surprise, aucun de nous ne gagna. Il se contenta de hocher la tête en grognant, me faisait comprendre sa fatigue d'être resté ainsi à m'attendre. Dès que j'avais posé pied à terre, je n'étais plus que son subordonné, aussi lui emboîtai-je le pas sans discuter lorsqu'il s'éloigna vers le bâtiment.
— Capitaine Mac Mordan, le Très Saint Magister m'a fait savoir que vous serez escorté jusqu'à la Palais, où une cérémonie en votre honneur est organisée.
— En mon honneur seulement ?
— Les autres hauts officiers de la mission y sont bien entendu invités, répliqua-t-il froidement.
Une réprimande de la part d'un adulte, une suffisance crâne, et une triste eau de toilette. Non content d'exprimer sa mauvaise humeur, il en affichait un plaisir certain, la mêlant d'un manque de savoir-vivre effrayant.
— Où est donc mon véhicule ? Répondis-je sur le même ton , froid et détaché.
Il manqua de s'étrangler, et s'empourpra.
— Par ici, capitaine, indiqua-t-il d'une voix étranglée par la surprise.
Un parcours chaotique à travers les couloirs du bâtiment nous emmena à nouveau à l'extérieur. Là, un transporteur rutilant ronflait et semblait s'impatienter de notre visite. J'y grimpais, suivi de Cyrill et de Flinn, qui avaient tous deux suivi la petite scène d'un regard intéressé. Un sourire peignait les traits de Cyrill , sans surprise, tandis que Flinn paraissait bien davantage intrigué.
— Mes hommages au Très Saint Magister, glissa le lieutenant-colonel maussade , au travers de la porte du sas.
— Je n'y manquerais pas, conclus-je.
On referma la porte avec une la force de l'habitude. Avec douceur, l'appareil s'envola dans la nuit, en laissant plus sur le sol du tarmac que des souvenirs piquant comme du vinaigre, et le contact douloureux d'un retour au réel trop rapide, trop palpable. Civimundi nous accueillit comme elle nous avait abandonnés, sans joie ni fracas.
Dans la rue, la même ambiance que sur le spatioport tenait la partie à la nuit. Nos pas raides n'avaient pour seule compagnie que le silence respectueux de nos pairs, sagement alignés de chaque côté de la rue qui bordait la Palais. Le vent soulevait par rafales les capes, tandis que les têtes fixées droites contemplaient le spectacle de notre venue. À la fois effrayé et soulagé de voir un tel accueil, j'avançai d'un bon rythme vers la seule personne pour qui cette mission n'était sans doute pas qu'une bonne nouvelle. Debout, dans des vêtements luxueux taillés avec soin, le Très Saint Magister nous ouvrait la voie. Derrière lui, la Palais scintillait de mille feux. À ses côtés, le Commandus Magnus et les Colonels adoptaient la même attitude, les mêmes atours, des capes de pourpre rehaussées au fil d'or. Détail subtil, le Très Saint Magister avait choisi d’arborer une couronne de laurier en guise de couvre-chef. La symbolique ne manqua pas de m'étonner et de susciter tout autant ma curiosité que ma méfiance. Le véritable vainqueur, sur le terrain de cette conquête, c'était lui. L'autorité ne se discutait pas, il entendait le faire savoir avec force.
J'avais pris la tête de la colonne d'officiers en charge de la mission sur Alioth. Immédiatement derrière moi, Forth et Sullivan se tenaient avec dignité, regardant à droite et à gauche, mais surtout en face. La gros des capitaines, des commandants et de toute la chaîne subsidiaire se groupait plus loin encore. Cyrill et Flinn s'y trouvaient, sans doute prêts à recevoir les honneurs qu'on voudrait bien leur accorder, avant de disparaître dans la nature jusqu'à demain. Concernant Flinn, je ne me faisais pas beaucoup d'illusions : en compagnie de son père, il représentait une curiosité improbable, déjà examiné sous toutes les coutures des troupes massées, mais aussi de tout Civimundi et de la Terre en générale. Deux êtres fascinants, intelligents, soumis au pouvoir que je portais.
En arrivant face au Très Saint Magister, quelques mètres avant d'être en mesure de m'incliner jusqu'au sol pour lui signifier ma profonde loyauté, je le vis esquisser un sourire. Je comprenais vite que m'arrêter serait la solution la plus profitable. Et comme je m'y attendais, il fit trois pas, une expression magnanime animant son visage plongé entre l'ombre et les lueurs fades qui traînaient ça et là.
— Capitaine inquisiteur Mac Mordan.
Il ne parlait pas plus fort que la faible distance l'exigeait. Mais la dureté de sa voix se répercuta dans le silence parfait de la rue. Loin, très loin d'ici, on pouvait encore percevoir le faible écho rigide que tous avaient pu entendre, comprendre intégrer. La portée des paroles serait bien plus grande que celle des images.
Ce fut pourtant en inclinant raidement la tête, puis en posant genoux à terre, que je saluais le maître de cette mise en scène somptueuse.
— Très Saint Magister Oddarick, permettez-moi de vous rapporter les richesses d'un monde nouveau, entamai-je.
— La mission fut un succès. Grâce à vous, capitaine-inquisiteur, mais aussi à tous vos hommes. Que la Confédération vous honore.
J'inclinai à nouveau la tête.
— Les serviteurs du Dieu-Machine ne méritent pas une telle attention. Servir fut notre récompense, Très Saint Magister, et notre loyauté sera notre plus beau présent.
— Relevez-vous, capitaine-inquisiteur.
J’obéissais, sans ciller. Discrètement, je fis venir Flinn. Un message envoyé sur son terminal com avait l’avantage d'être parfaitement invisible, et de ne pas troubler l'ordre apparent.
Le chef naneyë remonta silencieusement la file. Il n'en restait pas moins impressionnant. Sous la lourde cape rouge rattachée par deux fibules d'argent et frappée aux armes de la Confédération, la mécanique de son corps affichait l'insolence du génie des cybernautes. Il se concentrait sur les cent mètres qui le séparaient de ce nouveau seigneur, l’incarnation de cette force à laquelle il avait décidé de se soumettre. Cinq mètres, puis dix mètres, et puis enfin, à ma hauteur. Il me dominait d'une bonne cinquantaine de centimètres, n'apparaissant que plus clairement aux yeux de tous. Le Très Saint Magister le contempla, Inuë le fixa avec une dévotion qui rendait son œil organique humide d'émotion. Avec une raideur emplie de dignité, il posa un genou, puis un second, et porta son front au sol, à quelques centimètres des bottes du Très Saint Magister. Celui-ci le considéra avec une apparente indifférence, qu'il ne brisa qu'avec quelques mots de circonstances.
— Noble Naneyë, soit accueilli comme un frère parmi les tiens.
— Je servirais le Dieu-Machine dans la force et dans l'honneur. Le Très Saint Magister est mon maître, et j'en suis à jamais le fidèle serviteur.
Dans la bouche d'Inuë, le serment de foi résonnait d’une aura majestueuse. Je réprimais un frisson de contentement, mais les acclamations de la foule de cyborgs, d'une voix unique et violente, ranimèrent en moi des souvenirs que je n'avais pas connus.
Nous avions réussi. Nous avions apporté la preuve de notre écrasante victoire. Le trophée au pied du Très Saint Magister ne pourrait plus jamais être contesté.
— Mac Mordan, permettez moi de renouveler mes plus sincères félicitations.
Le colonel Jurdard m'avait interpellé pour la seconde fois en moins d'une heure, et je ne pus lui répondre que par un sourire las, poli, mais cruellement fatigué. La tension accumulée me faisait regretter le calme relatif de mes appartements à bord de l'Aube.
— Mon colonel, je suis vraiment désolé de ne pas avoir plus de temps à vous accorder pour le moment…
— Oh, mais ce n'est pas un soucis. Nous aurons tout le loisir de nous revoir pour un compte-rendu plus ou moins formel d'ici quelques jours. Faites également savoir au major Beik que sa présence serait souhaitable.
— Je n'y manquerais pas, mon colonel.
— Dans ce cas, je ne vais pas vous ennuyer davantage. Passez une bonne soirée.
— À vous de même mon colonel.
Je soupirais, tandis que le hall rempli par la présence de plusieurs milliers de personnes grouillait d'une vie mondaine presque choquante. La décontraction relative contrastait avec la raideur de la cérémonie qui avait vu l'intronisation d'Inuë en temps que gouverneur d'Alioth, mais aussi en temps que haut-officier au rang de commandant. Tous les officiers avaient eu droits à un échange rapide avec le Très Saint Magister, et pour certains, il était devenu difficile de se contenir et de ne pas tomber à terre face à cet homme. On devinait facilement qui avait eu l'occasion de rencontrer ce chef qui descendait rarement au milieu du commun des mortels. On devinait plus facilement la joie immense de ceux qui, pour la première et probablement la seule occasion de leur existence, pouvaient se tenir si près, toucher ses mains, être bénis de sa voix froide mais rassurante.
Le Très Saint Magister, durant la seconde partie de ce triomphe, se retira dans ses appartements. Les Colonels distribuaient les honneurs, et rapidement, je devins le sujet des conversations tout autant que des attentions. Inuë assumait sa mission de curiosité avec brio, se montrant d'une habileté déconcertante à mener les conversations. L'humour et la finesse de son esprit le rendaient brillant, presque plus à l'aise que bien des convives qui maîtrisaient davantage les ordres que la détente de ce genre de cérémonial.
Presque par surprise, je devinais la cape austère du Commandus Magnus. À coté des ors et des pourpres, la teinture impeccable mais aussi triste que grise pouvait presque choquer. Après une salutation raide suivie d'une accolade presque fraternelle, il entama la discussion.
— Si on m'avait dit que mon aide de camp finirait par devenir un conquérant de planètes lointaines, je n'y aurais jamais cru.
Il soupira de joie, et sourit.
— Je suis très fier de toi, Gregor. Tu as fait beaucoup de chemin en peu de temps, et j'espère que cela continuera.
— Commandus Magnus, je ne puis que…
— Ne me remercie pas. Ce soir, c'est l'humanité qui te remercie.
Je ne pus réprimer une discrète révérence. Il choisit de ne pas en tenir compte.
— Ton travail d'Inquisiteur auprès d'Inuë est remarquable. Tu viens sans doute d'ouvrir des pistes inconnues mais fascinantes pour la Conversion de races extraterrestres.
— Vous avez pu lui parler ?
Il hocha la tête, avant de poursuivre.
— Il est brillant, très brillant. Son savoir est énorme, sa sagesse aussi. La décision qu'il a prise en choisissant de nous servir plutôt que vouloir nous combattre devrait nous rappeler combien nous sommes fragiles. Il ne faut pas le négliger, Gregor. Il faut qu'il conserve son honneur, sa puissance. Il faut que nous en faisions un Inquisiteur à son tour.
— Ne craignez-vous pas que la puissance du Dieu-Machine détruise ses connaissances ?
— Chaque chose en son temps.
Je le quittais peu de temps après. Un des serviteurs de la Palais m'interpella. Le Très Saint Magister souhaitait ma présence au plus vite. Je le suivais en me réconfortant avec la possibilité d'un repos bien mérité après cette entrevue, en m'éclipsant par une des rues moins fréquentées qui entouraient le bâtiment.
Dans le dédale des couloirs, je remarquai que nous nous dirigions non pas vers les appartements immense et froid, mais vers un des patios abrités où quelques arbres poussaient à l'abri des vents chargés de sables qui soufflaient souvent sur Civilmundi. Le Très Saint Magister patientait sur un banc, seul, et cette vision me dérangea. Je l'imaginais suivi d'une cohorte de serviteurs prêts à obéir à ses moindres désirs, et le voir en compagnie de sa solitude alors que tous se réjouissaient en cette soirée avait un goût amer.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Très Saint Magister.
Je m'inclinais à nouveau, il ne chercha pas à m'en empêcher. Le serviteur s'éclipsa aussitôt.
— Je serais bref, Gregor. Nous n'avons pas eu le temps de vraiment discuter depuis votre retour. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur.
La phrase était purement rhétorique.
— Après la remarquable mission que vous avez menée, un repos serait bien mérité. Até attend un enfant, si je ne me trompe pas. Il serait dommage de la priver de son mari face à un tel événement.
— Votre bonté vous honore, Très Saint Magister.
— Ce n'est que justice, Gregor. Après avoir amené une civilisation aussi avancée que celle des Naneyë dans le giron du Dieu-Machine, je crois que n'importe quel cadeau serait bien faible, en réalité. Même vous couvrir de prestige.
— Je ne désire que le bien de la Confédération, Très Saint Magister.
— Je n'en doute pas. Quant à moi, je ne désire que le vôtre.
— Très Saint Magister…
Il se releva.
— Avant que je ne vous donne congé, j'aimerais savoir une chose.
— Laquelle, Très Saint Magister ?
— Socrate.
Le nom fit mouche. Mais avec un sourire j'écartai mes craintes, et les siennes, par la même occasion.
— Il ne m'a pas poursuivi. J'ai la sensation de l'avoir tué.
— Mais il est là.
— Peut-être mon rôle d'Inquisiteur l'a-t-il enfoui suffisamment loin pour qu'il ne soit plus menaçant ?
— Espérons-le. Même si votre tâche auprès d'Inuë me satisfait pleinement, vous êtes capable de comprendre qu'il faudra que nous puissions le vérifier. Toute ma confiance ne saurait remplacer un peu de prudence.
— Très Saint Magister, je ne suis que votre modeste serviteur.
— Un serviteur valeureux qui a fait bien plus que ce dont je pouvais espérer.
Il se leva, me posa une main sur l'épaule. Je constatai pour la première fois nos ressemblances physiques. Notre âge proche. Nos tics d'expressions, si semblables. Le sang du traître Marcus coulait en nous, nous liait plus fort que le meilleur des serments.
— Je ne vais pas vous importuner plus longtemps.
— Votre présence est mon bien le plus précieux, Très Saint Magister, m'empressai-je d'ajouter.
— Je n'en doute pas. Mais laissez-moi au moins vous offrir un gage de ma fierté pour vos actes de bravoure.
À côté de lui, un coffret de bois précieux semblait attendre son temps. Il l'ouvrit avec délicatesse, en sortant une broche dorée poinçonnée de rubis, aux armes de la Confédération.
— Il m’apparaissait judicieux de créer un ordre du mérite en rapport avec des actions hors de la Terre. Et plus judicieux, que celui qui a conquis un peuple aussi avancé que les Naneyë en soit le grand maître.
Il se rapprocha davantage. La fibule sembla trouver sa place avec un naturel déroutant, auprès de la chaînette qui retenait ma cape. Son éclat discret n'attirait pas l'oeil au premier abord, mais je ne doutais pas de sa capacité à soulever quelques sourcils et attiser la curiosité.
— Capitaine Inquisiteur Gregor Mac Mordan, au nom du Dieu-Machine, je vous fais Grand Seigneur de l'ordre méritoire du Très Saint Magister Kristian. Puissiez-vous porter cette décoration avec honneur et respect, en signe de ma reconnaissance pour vos actes héroïques.
Je m'inclinai jusqu'au sol, allant poser mon front face à ses pieds.
— Relevez-vous.
Un court silence passa, tandis que je me redressai.
— Nous nous reverrons bientôt, Gregor. En attendant, reposez-vous.
— Très Saint magister.
À nouveau, je le saluai. Il me gratifia d'une formule de courtoisie, et nous nous séparâmes dans la tiédeur d'une nuit d'été.
Ce que le Très Saint Magister ne m'avait pas dévoilé, c'était qu'une énorme surprise m'attendait à plusieurs milliers de kilomètres de Civimundi. Dans la chaleur étouffante des nuits d'Istanbul, un monument somptuaire paré de riches tissus, de douces lueurs diffusées par une infinité de bougies colorées, et du râle vaporeux des encensoirs attendait ma venue. Dans cette nuit-là, une femme, patiemment couchée face à la corne d'or, se délassait en espérant voir son époux avant l'aurore.
Até m'avait prévenu qu'elle me voulait pour elle, pour elle seule. Au son de sa voix, je compris combien j'avais pu lui manquer. L'absence de deux mois fut effacée par l'impatience d'une seule heure. Alors que la communication fut rompue, j'étais encore relativement éloigné du plus proche astroport. Je m'y hâtais sans saluer personne, sans prévenir Inuë, Cyrill ou même Flinn. Cette nuit ne pouvait être que la mienne, probablement une des dernières. Une nuit que je voulais caresses et murmures, paroles aimantes, cascade de plaisirs insensés. Une nuit que je voulais Até, couverte de son corps en fond sur les étoiles, de ses courbes agitées face à la mer, dans le secret des voiles et des songes de l'été étalé, alangui.
Je me ressaisissais. Une heure seulement, et je pourrais me plonger dans ce calme luxueux, calme que je n'avais pas éprouvé et luxe que je n'avais jamais su imaginer. Avec plus de conviction, je me renseignais auprès d'un des officiers de garde. À sa mine défaite, j'en déduisis qu'il mourrait d'ennui, et ma venue le tira de sa contemplation rêveuse sur le comptoir où il somnolait. Après informations, il m'indiqua un transporteur réservé à mon nom, ce qui me troubla quelques instants. Puis, après réflexion, je compris que tout avait été soigneusement planifié. Le Très Saint Magister souhaitait réellement que je parte profiter de mon présent au plus tôt, que je m'éloigne et que je me coupe de cette agitation que je connaissais depuis des années pour trouver une intimité qui ressemblait à un foyer.
Je saluais rapidement l'officier, me dirigeant vers l'appareil qu'on m'avait désigné. Un pilote était déjà prêt au décollage, et ne manifesta ni joie ni ennui en me voyant. Me gratifiant d'un « bonsoir » timidement prononcé, il termina les dernières manœuvres nécessaires, et lança l'engin dans la nuit française.
Istanbul se profila une heure plus tard. Le voyage avait duré plus longtemps que prévu en parti à cause de quelques contrôles radios qui firent perdre de précieuses minutes à mon pilote. Lorsque le spatioport du centre se dessina dans l'éclat aveuglant de la ville orientale, j'aurais presque soupiré de bonheur. Le fin disque de béton ciré qui stationnait au dessus des eaux sombres du Bosphore semblait construit pour cette occasion. Bien loin de la poussière de celui qui m'avait accueilli lors de ma première visite, celui-ci affichait des dimensions modestes et un luxe déraisonnable. Je posai pied-à-terre en me berçant de ces images improbables, accompagné du pilote qui m'ouvrit la voie face aux contrôles. Au moment de nous quitter, et tandis qu'un chauffeur au volant d'une déraisonnable voiture de course se tenait bien en évidence, le pilote s'inclina rapidement, me demandant si j'étais bien celui avait ramené les ours polaires sur Terre. Je me fendis d'un sourire, acquiesçait, et le vit repartir dans la direction opposée.
Le chauffeur se présenta à son tour. Il m'invita à monter dans le véhicule, un bolide qui volait plus qu'il ne roulait, et m'indiqua sans que je ne pose la moindre question qu'il s'agissait bien de ma propriété. Cadeau d'un riche donateur anonyme, prétendit-il. Inutile de dévoiler ce que je savais de ce généreux bienfaiteur. La simple vue de sa richesse me ramenait à ce qu'il fallait en connaître : tout lui appartenait, et tout comme il pouvait détruire un homme en quelques instants, il était tout aussi capable d'en couvrir un autre de richesse et de gloire.
Dans le lacis de rues qui succéda à la voie rapide longeant l'astroport, puis le Bosphore et une partie de la corne d'Or, je remarquai la propreté et le calme ambiant. Sans que je m'y attende, le véhicule s'immobilisa. Je contemplais une dernière fois le décor étudié de celui-ci, jouant sur le noir mat des panneaux et le rouge vivace et lumineux des jointures et des éléments mobiles. Le chauffeur ouvrit ma portière, m'invita à le suivre sur quelques pas. Nous n'étions plus dans un dédale de virages et de hauts murs aveugles, mais dans une cour fraîche où chantait la mélodie d'une fontaine couverte de mosaïque. L'angle d'un bâtiment aux fenêtres finement sculptées de corniches et de décrochés nous surplomba, masse joueuse aux abords accrocheurs. Avec étonnement, je découvris que le présent du Très Saint Magister était au-delà de toute norme.
Le palais Ciragan. Un écrin de sultan décoré avec un goût de monarque, bâti dans l'un des plus beaux havres que cette planète avait pu engendrer. De l'or dans toutes les pièces, des tapis, des bougies, des meubles chinés et disposés avec goûts. Le chant des fontaines, mais aussi le clapotis des vagues sur les marches disposées sur la façade maritime, rectiligne, bruit de fond chassé par les grillons qui glissait sur les pierres fraîches. Et à l'angle de ce palais, comme redressée trop vite, trop brutalement, la seule dont la vision me causait plus de joie encore. Até, dans une position aussi peu naturelle que ce calme m'emportait loin de contingences humaines, Até qui souriait et s'approcha. Elle se jeta dans mes bras, s'agrippa à moi comme on s’agrippe à un tronc à la dérive, secouée par l'émotion. Je l'enveloppais de mes bras, rapprochai ma cape, m'abaissait à son niveau. Je contemplais ses beaux et grands yeux, ses pommettes qui se plissaient, son front qui voyait naître quelques ridules que je n'avais pas encore remarquées. Et sa bouche, fine et travaillée par ce sourire que j'avais appris à ne plus reconnaître. Ce sourire qui me prit au dépourvu, qui dévoilait sa nature secrète. Dans un long baiser que nous nous offrions ainsi, nous affichions nos retrouvailles avec la profondeur de l'amour véritable.
Je regrettais de ne plus pouvoir la servir comme le désir d'un homme pouvait le faire. Je regrettais un peu de ne plus être cet homme, d'avoir des frissons de plaisir et de fraîcheur. J'aurais temps voulu sentir ses mains appuyer contre ms hanches, sentir son dos se cambrer plus ardemment qu'avec n'importe quel autre. J'aurais voulu observer son corps me tomber dessus et le sentir trembler sous l'effort.
Le capitaine inquisiteur n’était ni plus moins qu'un homme. La réaction, la constitution et la perception que j'avais gagnée étaient payées au centuple : je ne pourrais plus jamais faire l'amour. Et j'en concevais un terrible manque dans cette nuit.
Dans un ballet complexe, les caresses et les mots délicats nous embarquèrent dans un voyage moins amer. Le jardin se substitua à la cour, la chambre au jardin. Nos pas, nos regards, nos sourires constituaient la barque où nous âmes voguaient pour un moment au milieu de plus beau lac, de plus profond, du plus lointain. Comme après un malaise, nous reprenions consistance l'un pour l'autre dans les boiseries de cèdre d’une chambre embaumant l'été naissant.
Até se tenait lovée tout contre moi, blotti en position fœtale dans le creux qu'offrait ma position. Étendu sur le côté, le nez dans ses cheveux, j'essayais de me souvenir combien respirer dans cette soie aurait pu être agréable. Combien je ne restais plus qu'à la limite tangible des choses. Même en promenant mon menton contre son crâne, je ne pouvais pas parfaitement oublier. Ma seule consolation était cette main que je promenais sur son ventre nu. Son ventre qui protégeait la vie tout comme je la protégeais dans cette nuit, allongés dans cette chambre aux plafonds taillés de motifs si complexe que l'oeil ne pouvait pas réellement l'appréhender, le comprendre. Dans le baldaquin, les draps repoussés à nos pieds pendaient mollement, en grossiers replis qui jouaient avec les lueurs nocturnes. Un courant d'air balaya la pièce, Até frissonna.
— Tu dors ? Murmurai-je.
Je le sentis bouger, puis secouer doucement la tête. Avec délicatesse, elle retira ma main, se retourna, et me dévora du regard. Une gourmandise charnelle luisait au fond de ses beaux yeux, sa bouche s'étira en un sourire épicurien, ses lèvres rencontrant sa langue et ses dents dans une grimace d'envie des plus explicites.
— je ne peux pas plus faire plus, Até. Je suis vraiment désolé.
— Ne le sois pas, répondit-elle avec la même douceur. Je ne pouvais pas rêver mieux. Rester avec toi me suffit.
Je ne pus m'empêcher de lui sourire, à mon tour. En cet instant, si proche, elle était tellement belle. Comment pourrai-je la perdre ? Un brusque sentiment d'angoisse me traversa comme une lame, vite corrigé par la mécanique complexe de mon cerveau. Le voile des structures cybernétiques effaça la sensation, ne laissant qu'un vague sentiment de bien-être. Até souriait toujours, mais ses yeux s'étaient refermés. Le moment d'intimité, si beau, si fragile, s'était brisé comme un bois trop sec. Je préférais garder le souvenir intact plutôt que de mouronner dans ce lit. Avec précaution, je m'en extirpais, remontai les draps jusqu'aux épaules de cette femme, la mienne, et me dirigeait vers un balcon ouvert sur la nuit istanbuliote.
— As-tu bien dormi ?
Elle s'étira comme un jeune chat, son pas nu frappait étrangement sur le sol mat. Le soleil était levé depuis près de deux heures, mais il ne m’apparaissait pas plus beau que cette scène simple. Jouant à travers le fin tissu de satin de sa chemise de nuit, il la transformait eu une moire agréable au regard, tandis que les courbes de son corps y répondaient avec la grâce d'une sculpture. Pygmalion n'aurait fait mieux, et tel Pygmalion, je tombais amoureux une fois encore de cette création.
— Oui, finit-elle par concéder.
Elle vint près de moi, s'assit à cette table couverte de mets que je me contentais de regarder. Elle attrapa un peu de pain, du beurre, se servit un verre de jus d'orange, avant de se décider à se saisir d'une grappe de raisin et de jouer avec ses grains. Un peu provocatrice, elle les éclatait voluptueusement, me regardant avec ce sourire mutin que j'aimais tant, et se rapprochait, m'embrassait encore. La scène se répéta pendant une dizaine de minutes, avant qu'elle ne se décide finalement à manger plus consciencieusement, toujours dans ce silence relatif au cœur de la ville. Lentement, une brume de chaleur se dessinait sur la corne d'or, tandis que l'activité générale reprenait. Les rumeurs d'Istanbul créaient un fond sonore très différent de celui de Civimundi, plus primaire, plus ancien, presque plus palpable. D'une certaine façon, les vibrations de la ville ressemblaient à celle de l'Aube, alors que nous voyagions à des dizaines d'années-lumières de la Terre.
Até se colla tendrement à moi. Je la laissai s'installer sans bouder mon plaisir, tandis qu’elle rabattait ma cape sur ses jambes.
— Il faut que tu visites la ville, décida-t-elle soudainement avec un sérieux improbable.
— Aujourd'hui ? Ça ne peut pas attendre ?
— Tu es fatigué ?
Elle me dévisagea, remplie d'ironie. Et la pique que j'attendais vient à point nommée.
— Un cyborg comme toi n'a pas besoin de ce confort de mortel qui s'appelle le sommeil, me semble-t-il.
— Ça, et d'autres préoccupations plus terre-à-terre.
— Mais ça ne répond pas à ma question, trancha-t-elle.
— Non, effectivement. Que suis-je censé répondre ?
— Dis-moi que tu veux sortir profiter du soleil et des vieilles pierres.
— Le soleil se cache derrière les vieilles pierres, constatai-je d'un ton que je voulais le plus sérieux possible. Comment ferons-nous ?
— Nous trouverons bien.
Je haussai les épaules. Devant ma mine déconfite, elle poursuivit.
— Quelque chose ne va pas ?
— Je voudrais juste passer du temps avec toi. Et rien qu'avec toi. Tu m'as tellement manqué, et si je dois repartir dès demain, j'aimerais juste garder cette image de toi, toi si belle et si merveilleuse.
Elle détourna son regard.
— Ne parle pas de choses aussi tristes que ça, Gregor…
— Oui. Tu as raison. N'en parlons pas.
Un étrange silence s'installa. Un silence meublé par son souffle contre mon bras, mes caresses sur le tissu qui la dissimulait, et le ronflement lourd d'un ferry qui traversait la baie à cet instant.
Finalement, elle avait gagné sa bataille. L'après-midi, dans cette torpeur chaude et déserte des ruelles de la vieille ville, nos pas nous menèrent vers le grand bazar. L'activité y était réduite, et je devinais que les habitants se cachaient précipitamment en nous voyant arriver. Je devinais au bruit que quelques bottes toutes militaires frappaient les pavés, hélant les marchands et les poussant à craindre celui qui arrivait. Ma venue était annoncée avec un peu trop de zèle, et nous ne percevions que les ombres de ce marché, les bruits suspendus, les courants d'air le long des allées et des plafonds. Até s'étonna de cet état de fait, avant de s'en lasser et de vouloir rentrer une petite heure après notre arrivée. Tranquillement, en parcourant le chemin en sens inverse, elle levait les yeux vers le ciel bleu et le soleil brûlant. Elle examina des argenteries sur un présentoir lustré par le temps et l'usage, les reposant avec soin. Je la vis s'attarder sur une magnifique lanterne ciselée, d'un étain tout à la fois grossier et délicat. Les motifs géométriques encadraient de minuscules appareillages en verre, encadrant eux-mêmes une bougie grosse comme un poing. Je gardais l'emplacement au creux de ma mémoire, me promettant de revenir ou de faire chercher l'objet de manière plus discrète.
Alors que nous nous apprêtions à repartir vers des rues plus larges, un enfant surgit de nulle part. Le corps frêle et les cheveux noirs abritaient un sourire franc, sincère, sans peur et sans jugement. L'enfant n'avait que deux ou trois ans, mais avec une innocence et une fronde insolente, il se jeta presque dans les jambes d'Até. Lorsqu'il éleva la tête et plongea son regard dans celui de sa fortuite rencontre, il n'en démordit pas. Même en me voyant, il ne cessa de continuer à jouer. Lorsque sa mère sortit à son tour par la porte en bois martelé, noirci par la cire et le vernis, son visage n'affichait pas la même joie. Deux puits sombres où naissait la peur remplaçaient ses yeux, et une moue horrifiée tordait ses traits. Elle baisa le sol juste devant Até, en fit de même avec moi, attrapa son enfant, cria quelque chose que je comprenais très mal. Une réprimande au goût curieux. Une scène du quotidien qui, étrangement, me fit aimer ce peuple très simple, presque austère et pourtant si respectueux.
De retour au palais, Até prit bien soin de ne pas évoquer trop longuement l'affaire. Elle se contenta de quelques mots simples, et se blottit contre moi. La lumière déclinait doucement avec la fin de l'après-midi, et elle s'assoupit jusqu'au crépuscule.
La nuit s'écoula comme la précédente. Merveilleuse et cruellement brève, et s'ouvrit par un repas où je me nourrissais d'image, se poursuivit dans un lit de caresses et d'amour profond, où le sexe ne pouvait plus être un coït mais bien plus doux, bien plus puissant que cet acte. La chaleur de son corps collé au mien remplit tendrement les ténèbres douces qui surplombaient la ville. Et le matin parut, radieux.
Une semaine s'écoula. Chaque jour ressemblait aux précédents. Chaque nuit répétait son lot de délices. Je me laissais aller à cette douce symphonie des sens, et même mis en marge, j'éprouvais un réel plaisir à vivre ces instants. Até ne se contentait pas d'être une présence, elle vivait avec moi. Elle ressentait comme moi la douceur de vivre ainsi, s'émerveillait des mêmes images, des mêmes sons, s'endormait sur mon corps de métal et ne s'en plaignait jamais. Une semaine s'écoula, et trop rapidement, une réalité plus cartésienne se remit au travail. Elle prit forme à travers deux êtres, et une rencontre. Huit jours après mon arrivée à Istanbul, et alors que je flânais tranquillement dans les couloirs du palais en observant au travers des galeries l'activité des navires sur la Corne d'Or, un serviteur se présenta. Il m'indiqua que deux hommes m'attendaient dans le grand salon, porteur d'une missive du Très Saint Magister et des autorisations leur permettant de séjourner auprès de moi. Sans grande surprise mais avec une joie certaine, je retrouvais Cyrill et Flinn, souriant, visiblement remis du voyage d'Alioth.
— Je pensais passer de plus longues vacances, avouai-je sans ironie.
— Notre présence te dérange ? Questionna Cyrill .
— Pas vraiment. Mais Até est ma femme, et je…
Il hocha la tête avant même que je finisse ma phrase, me faisant sentir qu'il comprenait. Flinn demeurait silencieux, il s'était simplement constaté de s'incliner lorsque j'avais pénétré dans la haute pièce ceinturée de bibliothèques et de breloques clinquantes qu'une armée de servantes astiquait tous les jours.
— Gregor, reprit Cyrill , je pense que tu devrais lire ceci.
Il me tendit une enveloppe soigneusement fermée.
— Pourquoi n'ai je pas reçu de messages sur mon terminal com.
— Une ordonnance magistrale, déclara-t-il. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne vois pas comment remplacer ce genre de missive.
— Une ordonnance ? M'étonnai-je. Mais je n'ai aucune compétence politique.
— Ouvre là donc, tu seras fixé.
Avec une pointe d'appréhension, je décachetai le pli et découvrais quelques lignes d'une écriture impeccable, mécanique. La calligraphie du Très Saint magister en personne, qui me détaillait quelques informations que j'aurais préféré ne pas avoir à connaître.
« Capitaine-Inquisiteur Gregor Mac Mordan,
à compter du seize mai deux mil cent vingt-six, vous êtes nommés gouverneur général de la cité autonome d'Istanbul. Vous représenterez mon pouvoir suprême sur les institutions légales en place, et vous assurerez la représentation de mes intérêts auprès de la population locale.
Le poste de gouverneur général vous donne également droit de commandement sur les unités militaires stationnées au sein de la cité, au-delà de toute qualification désignée par un grade qui vous serait supérieur.
Les effets de cette ordonnance sont à effet immédiat. Ils ne sont pas négociables, ni modifiables.
Pour servir le Dieu-Machine. »
Je restais sans voix. Cyrill reprit.
— J'étais au courant.
— depuis quand ?
— Hier soir, poursuivit-il. Le Très Saint Magister m'a convoqué pour me remettre l'ordonnance, et il a ajouté qu'il s'agissait là d'un présent personnel pour la réussite de l'expédition sur Alioth.
— Je ne sais pas quoi répondre, ajoutai-je, désarçonné. Je ne sais même pas quoi faire…
— Pour être claire, une délégation t'attend à Sainte Sophie. Ta prise de pouvoir officielle est fixée à midi. Ce qui te laisse…
— Une heure, coupai-je. Une heure pour me préparer à être le maître de cette ville.
La cérémonie fut formelle, protocolaire au possible, mais heureusement très brève. Quelques poignées de main et raides saluts accompagnés de mots de circonstances firent de moi le gouverneur d'Istanbul. Du statut de mythe encore vaporeux, je dérivais vers celui moins appréciable d'autorité investie, symbole du Très Saint Magister et de tout ce qu'il pouvait inspirer ici. Pas plus qu'ailleurs, la venue d'un régime aussi puissant que la Confédération n'avait soulevé une vague d’enthousiasme. Quelques actes isolés avaient eu cours au départ, puis cette rébellion fut matée sans aucune pitié. Les mutins furent convertis, exemples sinistres donc quelques peuplaient encore les corps de garde de la cité. Avec surprise, j'avais découvert que certains avaient gravi les échelons de la hiérarchie pour finir à des postes clefs dans le régime militaire. Mon propre second, le lieutenant-colonel Tepkapi, avait été de cette trempe d'homme rude et convaincu par des idées aussi belles et dangereuses qu'inutiles et vaines. D'une certaine façon, il représentait ce que j'aurais pu être si le Commandus Magnus n'avait pas daigné me laisser ma liberté.
Pas plus qu'ailleurs, on n’avait laissé les fils à leurs mères. Bien au contraire, on en avait arraché quelques-uns, convaincus la plupart, et bon nombre des jeunes hommes istanbuliotes s’enrôlaient pour un service confédéré ou un volontariat militaire qui rimait avec pouvoir relatif, influence, mariage et mirage de promotion sociale à coup d'implants et de serments plus durs, plus exigeant. Le système faisait lui-même le tri, et même si l'élite qui se dégageait empestait l'ironie et la suffisance, elle suait sang et eau pour faire tourner le mécanisme complexe que constituait la Confédération. Un mécanisme où j'avais ma place, tout autant que Tepkapi, Cyrill , Flinn ou le serviteur atone qui se courba en m’ouvrant la porte de mon cabinet.
Cyrill fit signe à l'individu de la refermer. Nous étions quatre. Mon second s'était assis dans un magnifique fauteuil crapaud ourlé d'or, tandis que Cyrill s'était vautré dans un canapé somptuaire. Flinn était resté debout, à mes côtés, pendant que je m'installais au bureau qui m'était destiné. Tepkapi dévisageait le jeune inquisiteur d'un œil torve, presque mauvais, et je me doutais que sa dévotion pour le Dieu-Machine devait s'irriter face à son attitude insolente.
— Jolie promotion, commenta Cyrill . On peut dire que le Très Saint Magister n'a pas fait dans la demi-mesure.
— Le seul problème, Cyrill , c'est que je ne vois toujours pas quelle mission je vais devoir accomplir.
— Tu ne devines vraiment pas ?
— Capitaine Mac Mordan ?
Tepkapi avait décidé de prendre la parole.
— Oui, mon colonel ?
— Appelez-moi colonel, tout simplement, ajouta-t-il. Vous êtes mon supérieur à présent.
J’acquiesçai, il reprit.
— Capitaine, je pense que le Très Saint Magister souhaite simplement faire de votre position une tête de pont pour renforcer la sécurité et l'influence de la Confédération sur la région.
— Colonel Tepkapi, je dois concéder que je ne suis pas très au clair avec la situation géopolitique d'Istanbul.
Il se leva doucement, dans une attitude qui exprimait plus le respect que la lassitude devoir reprendre quelques évidences qui m'échappaient. Cyrill eut un sourire en coin que je trouvais particulièrement indélicat, Flinn ne bronchait pas.
— Un regain d'activité dans la rébellion laisse craindre des actes isolés mais potentiellement dangereux, poursuivit mon second. Depuis quelques mois, les inquisiteurs en charge du secteur collectent beaucoup d'information sur ce groupe. Pour faire simple et concis, ils ont remonté des données très intéressantes, à commencer par d’éventuelles cibles.
— Combien sont-ils ?
— Difficile à évaluer précisément, et c'est bien là tout le problème. Ils connaissaient parfaitement la ville, s'y cachent, et le centre historique est un véritable coupe-gorge.
Il baissa d'un ton, et se rapprocha.
— Si vous me permettez, capitaine, je vous déconseille fortement d'y retourner. C'est un miracle que vous et votre épouse en soyez sortis indemnes hier.
— Mais… pourtant…
— Votre femme n'est pas connue. Vous, si. La rumeur n'a pas mis longtemps à se répandre dans la ville. Gregor Mac Mordan, serviteur dévoué du Dieu-Machine et conquérant de mondes étrangers. La prise aurait de quoi faire saliver, et mettre un coup à l'ordre établi.
Le lieutenant colonel marqua un temps de pause. Son corps de cyborgs se dissimulait derrière un lourd manteau, ne dévoilant que quelques détails luisants et grinçants avec discrétion. Son œil droit, cybernétique, luisit d'un éclat rouge et diffusa un holo en trois dimensions. Le visage d'un quinquagénaire lardé de cicatrice et couvert d'une barbe grisonnante tournoya lentement dans les airs.
— Mustafa Yüma. Le chef présumé de toute cette mascarade. Innocent ou non, il est en train de croupir sous les geôles de l’hôtel.
— Vous l'avez interrogé en profondeur, colonel ?
— Nous n'attendions plus que vous pour entamer le travail. Votre réputation vous précède, et de loin, capitaine.
Il conclut son petit discours d'un sourire piquant. Il n'avait pas vraiment tort.
Tepkapi se permit de me précéder dans la longue litanie des couloirs. Des escaliers y succédèrent, puis d'autres corridors maniables et humides où dansait une lueur fantomatique. La porte d'une cellule claqua, nous nous y pressâmes sans joie. Sanglé sur une planche noircie par l'usage, Mustafa Yüma transpirait à grosses gouttes. Malheureusement pour lui, son attitude fière et assurée signait pour lui la fin d'une vie plus ou moins détachée de la Confédération. L'expérience ruineuse de Nielsen ne serait pas reproduite. Ici, pas de haine, ni de mort violente, mais la simple expression du pouvoir prodigieux que le Dieu-Machine déléguait à ses serviteurs. Cyrill dévorait la scène des yeux, deux lueurs mauvaises semblaient brûler dans ses yeux. Tepkapi s’approcha du détenu, lui susurra en turc qu'il serait préférable de tout dévoiler de son petit plan maintenant, car après, la seconde partie du jeu risquait d'être moins amusante. L'intéressée lui cracha au visage et ponctua la bravade d'un copieux tas d'insultes sur les activités de la mère de mon second. Claques, cris et os claquèrent. Il refusait de passer à table. Je me régalai d'avance.
— Colonel, dites-lui qu'il passera par le feu.
— Avec joie, capitaine.
À l'expression soudain blême du chef rebelle, ma détermination se renforça. Le sabre surgit dans ma pince gauche, sa lumière embrasant l'atmosphère de la cellule d'un éclat net et cruel. Yüma tenta d'articuler quelques mots, mais la douleur le cueillit et fit tourbillonner ses yeux dans ses orbites.
— Des noms, ajoutai-je froidement.
— Non.
Le fil de l'épée remonta de son annulaire à l'articulation de son poignet, dessinant une saillie bouillonnante de sang, à l'odeur fétide. Déjà, Tepkapi perdit de sa superbe, et Yüma ne tarderait pas à être inutilisable.
— Des noms où je te sonde, sale porc.
Le lieutenant-colonel traduisait rapidement, ayant retrouvé la contenance suffisante pour y ajouter quelques insultes de son cru. Le rebelle réitéra son refus, l'arme remonta jusqu'au coude.
— Non, jamais.
— Eh bien continuons dans ce cas. Colonel, dans quel domaine aurez-vous besoin d'un converti ?
Il hésita.
— La nouvelle administration du gouvernorat manque de petit personnel…
— Secrétaire ?
Il acquiesça. Je tranchai net le bras. Yüma hurla à s'en déchirer les cordes vocales.
— Un bras droit implanté ne tremblera pas. Inutile de l’abîmer plus, il ne parlera pas de son propre gré.
— Vous comptez le fouiller ?
— Mon colonel, il n'y a hélas pas d'autres moyens. Mais rassurez-vous, il sera un homme nouveau quand j'en aurai fini.
Un des soldats qui nous accompagnait lu tordit la nuque de façon à ce que j'agisse rapidement. En trois minutes, j'avais une liste de noms, prénoms et adresses suffisamment longue pour instituer une purge dans les bas-fonds de la ville et remettre un peu d'ordre sans délicatesse. Yüma avait suivi la Lumière du Dieu-Machine sans broncher, et il ne restait plus de lui qu'une loque bavant un flot de glaires jaunâtres s'étirant jusqu'au sol. On le sortit de la cellule, le dirigeant vers les cybernautes qui exerçaient dans l’hôtel.
Tepkapi organisa la contre-offensive, et trois jours plus tard, la ville était nettoyée. On porta la réussite de la mission à mon crédit, et j'en profitai pour asseoir solidement mon pouvoir.
Mais plus que jamais, la victoire avait un goût amer. Celui d'avoir été limogé dans une cité aussi belle que placide.
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